La Société des Bains de Morts

La lumière scintillait sur la mer. Nous étions ma sœur et moi sur le belvédère qui surplombait l’embarcadère, attendant qu’on vienne nous chercher.

C’est un peu comme les étoiles, non ?  Quand elles brillent on dit qu’il y en a une pour chaque personne disparue sur terre. Eh bien nous pourrions dire la même chose : chaque scintillement correspond à une personne disparue, sauf qu’ici elles sont sous la mer, enfin peut-être – bonjour, je suis Jean, votre assistant, suivez-moi.

Nous prîmes nos sacs et descendîmes avec lui, vers la mer, par un sentier étroit et ombragé, bordé de pins et de cactus. Arrivés à l’embarcadère, l’homme nous désigna un petit bâtiment blanc, abritant des cabines.

– Allez vous changer, je vous attends sur le bateau. On vous a expliqué le protocole, mais si vous avez des questions, n’hésitez pas.

Nous allâmes dans les cabines enfiler nos maillots et, par-dessus, les combinaisons que la société nous avaient données, avant de retrouver notre guide sur le bateau – une sorte de grand zodiac qu’utilisent généralement les centres de plongée. Il y avait deux autres hommes à bord.

L’homme à la proue largua les amarres et le bateau commença à glisser tout doucement, très lentement, presque sans bruit.

– C’est un moteur électrique, vous avez vu ; il est très silencieux, c’est mieux pour le respect non ?  Assis à nos côtés, Jean nous regardait avec un sourire, plein d’une compassion qui ne semblait pas exagérée.

– Vous savez que vous pouvez renoncer à n’importe quel moment, il n’y a pas de honte. En théorie, ce n’est déjà pas facile mais on peut comprendre l’idée. Sauf qu’après, quand on entre dans l’eau et qu’on est confronté à la réalité, c’est autre chose. Il y a les voix, bien sûr, on vous a parlé des voix, un peu comme celles des sirènes, mais le plus dur ce sont les mains qui vous frôlent, comme si elles cherchaient à vous toucher. Et il y a des endroits où ce sont presque des forets de bras, enfin je veux dire des bancs entiers, un peu comme des algues, vous voyez quoi ? Mais ne paniquez pas, rappelez -vous qu’elles ne font rien que vous effleurer, elles ne vous agrippent pas. Vous connaissez les trains fantômes, dans les attractions  ? Dites- vous que c’est un peu pareil, enfin si j’ose dire, parce que nous c’est sérieux. Et puis n’oubliez pas sur la combinaison vous avez vos sensomètres.  On vous a bien expliqué aussi, ça mesure la sensibilité et le degré de compatibilité potentielle, pour vous aider à retrouver ceux que vous cherchez. Bon, il n’y a pas de garantie, hein, on vous a bien dit, il y a trop de monde hélas maintenant là-dessous, mais plus l’aiguille du sensomètre va vers le haut plus ça augmente les possibilités que vous tombiez sur un des vôtres – ah, attendez

Le marin à l’avant était penché, il semblait observer ou guetter quelque chose, quand d’un mouvement soudain, il sortit de l’eau une masse sombre et la jeta sur le pont, pas loin de nos pieds. Un gros poissons marron, tout flasque, presque informe. Nous eûmes un mouvement de recul mais Jean se leva devant nous, comme pour nous protéger.

– Ce n’est rien, ne vous inquiétez pas, un petit requin Pélissandre, ils ne sont pas dangereux, il n’y a pas vraiment de poissons dangereux ici enfin… Il y a quelques requins Regrets et quelques requins Remords, ils peuvent vous tourner autour mais ils n’attaquent pas – parfois ils effraient  les gens quand même. C’est pour ça qu’on préfère les enlever quand il y en a dans le secteur mais on les rejette plus loin. Le Pélissandre, ça va, on peut le rejeter, tout de suite. José vas-y s’il te plait.

Je remarquai alors que José avait des marques bizarres sur les bras, et je demandai à Jean ce que c’était.

– Oui bon, les requins Regrets ça pince parfois, et les Remords bien sûr ça mord mais comme ils n’ont plus de dents, je vous le disais, ce n’est pas dangereux. C’est José qui s’en occupe ici, il est un peu plus exposé, mais vous voyez bien, rien de très méchant. Ah, je crois qu’on arrive sur une zone, vous pouvez commencer à regarder, on voit bien ici, si vous observez, il commence à y avoir de beaux bancs de bras.

Effectivement, l’eau était transparente et l’on voyait très bien les fonds. Depuis l’histoire de  la grande évaporation, le niveau de la mer avait considérablement baissé et, alors que nous étions à plus d’une centaine de mètres de l’embarcadère, on pouvait aisément le constater. Le bateau, avançant toujours au ralenti, passait au-dessus de fonds sableux et de temps en temps au-dessus de … c’était bien tel que Jean l’avait décrit et pourtant si difficile à concevoir : remuant comme des algues, au gré des courants – on distinguait clairement des bras en bouquets, étrangement blancs, comme si l’eau de mer les avaient délavés.

Je me sentais tout à coup moins sûr de moi; je regardais ma sœur : elle semblait fascinée et ne quittait pas l’eau du regard.

– Rien n’oblige hein, nous redit Jean.

– C’est que… dis-je, hésitant, je ne pensais pas qu’il y en avait autant.

– C’est qu’ici c’est protégé, vous savez, c’est même décrété Réserve Protégée  par la Commission des Nations. Et notre société est vraiment très respectueuse de l’endroit, nous le considérons comme un sanctuaire, que rien ne doit troubler ou déranger.  Ça doit rester calme, tranquille, et c’est pour cette raison que nous encadrons les visites et les recherches, vous voyez bien qu’on fait cela à petites doses, pas plus de trois bateaux par demi-journées. Madame, qu’est-ce que vous faites ?

Ma sœur était en train d’enlever sa combinaison. C’était pourtant elle qui au départ était la plus motivée, et à vrai dire je l’avais plus suivie par solidarité, ou tout simplement parce que je l’aimais. Mais vouloir entrer en contact avec des morts, tenter de retrouver notre grand frère disparu, dans ce cimetière immense aux tombes invisibles, cela me paraissait impossible – même si la Société des Bains de Morts offraient à ceux qui le désiraient une chance d’y parvenir – une chance infime mais réelle. J’allais lui dire que l’on pouvait attendre ou essayer plus tard, une autre fois, quand elle dit au guide :

– Je n’ai pas besoin de la combinaison.

– Mais, dedans il y a le sensomètre intégré, vous ne pouvez pas …

– Je n’ai pas besoin du sensomètre non plus, merci. Juste le masque et la bouteille.

– Mais euh, je ne sais pas, c’est la première fois que… bon, après tout, mais on reste tout le temps au-dessus de vous, vraiment très près, à vue, s’il y a le moindre problème, vous remontez.

– Ça ira, je suis sûre que ça ira.

Je connaissais ce regard, je l’avais déjà vu chez ma sœur. Je connaissais cette voix, et la volonté qui était dedans. Un murmure s’éleva de la mer.

– Ce sont les voix, dit Jean, on les entend d’ici parce que on doit être sur un très gros massif de bras… je ne sais pas si on vous a dit, ce ne sont pas vraiment des voix, enfin si, mais je veux dire il n’y a pas de paroles, ce sont des sons, un peu comme des chants ou des chœurs mais rien de compréhensible. Comme ceux qu’on entend là en ce moment dehors mais en plus fort, plus présent aussi. Mais ça peut varier en intensité d’un endroit à l’autre.

– Il faut qu’on y aille, maintenant, dit ma sœur en m’interrogeant du regard.

– Oui, on y va, je garde la combinaison.

Elle me sourit. Jean nous prodigua les dernières consignes : d’abord ne pas nager, juste s’habituer au frôlement des mains, à la sensation et aux voix, puis nager dans le massif mais rester toujours à côté l’un de l’autre, ne se séparer sous aucun prétexte, faire signe au moindre malaise, ne pas s’occuper des requins éventuels, et ne jamais tenter de prendre une main tendue et la tirer à soi, même si le voyant du sensomètre était au maximum.

– Vous ne voulez pas mettre la combinaison madame, vraiment  ?

Mais ma sœur entrait déjà dans l’eau, tout en se tenant au bateau. Sans plus d’hésitation et sans pour autant me précipiter, je descendais à mon tour. Nous calâmes nos masques sur nos visages, prîmes quelques secondes pour nous habituer à l’oxygène de la bouteille et, nous prenant par la main, nous nous glissâmes sous l’eau.

On était loin du monde du silence. Mêlé à ma respiration amplifiée par l’embout et l’angoisse, il y avait toutes ces voix étranges qui semblaient nous appeler. Un chœur de complaintes sans réelle harmonie, des voix graves, des voix aigües, parfois même ce qui semblait être des voix d’enfants. L’émotion était trop forte, elle me paralysait.

Pour essayer d’avancer je me suis raccroché à des mots, aux «  voix chères qui se sont tues » du poème de Verlaine, je me le suis récité. Et j’ai pu continuer, un temps. Jusqu’à ce que je sente les bras me toucher. J’aurais voulu à cet instant qu’un requin me happe, m’avale d’un coup, pas un requin remords ou regrets, non, un grand bon requin gueule ouverte, qui m’arrache à ma détresse d’homme noyé parmi les noyés, inconsolable parmi les inconsolables. Mais alors qu’à nouveau j’étais arrêté, assailli, oppressé par la douleur, à deux mètres sous l’eau comme si j’étais à deux mille mètres de profondeur, une main est venue prendre la mienne. Ma sœur, ma sœur bien sûr. Elle m’a regardé, puis du doigt a pointé l’aiguille du sensomètre sur ma combinaison. Presque au maximum. Se pouvait-il qu’aussi vite, nous soyons si près de ce que nous cherchions, de ce frère qui nous manquait tant ?

Nous nous sommes déplacés, vers l’avant, puis vers la droite, la gauche, puis en arrière mais l’intensité, toujours haute, ne variait pas. Nous sommes allés un peu plus loin, puis encore plus loin, partout le sensomètre indiquait la même valeur. J’ai pensé à un blocage, un dysfonctionnement de l’appareil. Avant de croiser derrière le masque le regard de ma sœur, et la pensée qui, au même moment, venait de nous harponner. Tous ces bras, ces mains tendues, toutes ces voix, tous ces chants étaient ceux des êtres que nous avions aimés, de près ou de loin, pour un regard, une chaleur, une chanson, un rire clair, un ciel partagé. J’ai pensé à cet instant qu’ils nous portaient comme l’eau nous portait.

Nous sommes remontés à la surface, puis sur le bateau. L’eau et l’air sur notre peau nous donnaient la sensation d’une étreinte, légère mais présente, un peu frissonnante. Le soleil nous a vite réchauffé, et c’était comme s’il la fixait sur notre corps. Jean a fait demi-tour, et j’ai laissé ma main glisser sur la mer, dans une longue caresse d’adieu. J’avais gardé ma combinaison et le sensomètre, et je me suis aperçu qu’il continuait d’indiquer l’intensité maximum, alors que nous n’étions plus dans la zone des bancs. Arrivés à l’embarcadère, ma sœur est sortie du bateau la première et s’est dépêchée d’aller vers les cabines. J’étais encore un peu sonné par toutes les émotions vécues, j’ai mis du temps à me lever, et j’ai vu alors qu’à mesure que la distance qui nous séparait augmentait, l’aiguille du sensomètre baissait, baissait, baissait. J’ai crié : Liza ! Liza ! Attends-moi ! Et je me suis rapproché d’elle, sans même essayer de regarder à nouveau le sensomètre. Car je savais très bien ce que l’aiguille indiquait.

L’ange des chutes

James et son ange

J’ai été touché par une angoisse électrique. La décharge est terrifiante.  Quand l’angoisse électrique vous touche, vous sursautez, vous êtes vraiment secoué sur le moment. Une fois la douleur passée, vous pensez que c’est terminé. Mais vous avez tort, ce n’est que le début. Car vous voilà chargé, chargé de son électricité. Et dès que vous touchez quelque chose, c’est comme si vous touchiez une prise, un fil dénudé. Et on en touche des choses dans une journée ! Un robinet, un rasoir, une poignée de porte, une tasse à café … ce n’est que le début de la liste. Ça fait mal et à la longue, ça vous épuise.

Vous commencez à vous méfier de tout. A éviter les autres aussi. Pas la peine de leur filer des décharges supplémentaires, chacun en a bien assez, de l’électricité. On dit qu’elle est dans l’air mais elle est dans les gens, je le sais maintenant. Enfin celle qui est en moi, c’est certain, elle est bien présente. Et ce n’est pas de l’électricité à fleur de peau, à la surface, non c’est vraiment dedans, vraiment intérieur. Dans mon cas, cela a même empiré, ou plus exactement cela s’est transformé. Oui c’est ça : de pile je suis passé à transformateur. L’électricité a fini par disparaitre, en surface. Et ce qui était une angoisse électrique est devenue une angoisse des profondeurs.

Celle-là vient du ventre, assurément. Elle essaie de vous absorber, de vous attirer comme le vide vous appelle. C’est horrible : vous avez ce sentiment que votre ventre veut vous aspirer, que vous allez rentrer en vous-même. Cela devient très vite insupportable. Vous avez à la fois la peur au ventre et la peur du ventre – la peur qu’il vous rentre.

Pour ne pas rentrer en moi je me suis précipité dehors.  Je ne sais pas comment mais je me suis vite retrouvé sur un pont, un pont assez haut au-dessus de l’eau. J’étais tout seul, il était tôt. Ou très tard. Il était tard tôt. J’ai regardé en bas. Bien sûr que j’étais attiré. A tout prendre, c’était plus réconfortant de plonger dans l’eau que de plonger dans mon propre ventre. Je me suis penché un peu plus. Et là, j’ai pensé à l’ange des chutes. Celui du film qu’ils passent souvent à Noël,  le film de Frank Capra,  La vie est belle – It’s a wonderful life. Un homme pense qu’il a raté sa vie et veut se jeter d’un pont. Mais à ce moment-là un autre homme saute dans l’eau ! Alors le premier plonge à son tour, pour le sauver. Une fois qu’il l’a secouru et ramené sur la rive, l’autre lui dit qu’il est son ange gardien, qu’il a sauté pour l’empêcher de se suicider. Voilà. Moi aussi je suis comme James Stewart penché sur un pont, mais je ne crois pas vouloir me suicider. Pourtant, un ange, c’est exactement ce qu’il me faudrait, pour m’enlever mon angoisse des profondeurs.

Alors je regarde l’eau, l’eau qui m’attire, et je guette l’ange. Celui du film ou un autre, je ne suis pas regardant, tous les anges peuvent m’aller. Il en suffirait d’un, un seul. J’attends un peu… Rien ne vient. Enfin si. Il commence à y avoir d’autres gens que moi sur le pont. Qui sait ? L’ange est peut-être parmi eux. Il est sûrement parmi eux. Il y en a bien un qui va sauter… Oui ? Non ? Il faut que je me penche un peu plus ? C’est ce qu’il doit attendre, comme un signal pour intervenir. Alors je me penche un peu plus… Je commence vraiment à être bien penché là, sur la rambarde, très très penché. Mais personne ne bouge. Pourtant il y a vraiment de plus en plus de monde. Ils me regardent tous, intensément, presque chaleureusement, avec une sorte de compassion extrême, je les sens, ils sont avec moi, de tout cœur avec moi.

Soudain je comprends. Je comprends enfin !  Ils veulent des chutes ! Ils veulent tous voir des chutes. Ils adorent les chutes. Juste une, allez, juste une ! Je pourrais faire un effort, leur en donner une, une bonne. Je pourrais être leur Marie Jeanne, pas celle qui fait planer mais celle qui se jette du pont de la Garonne, dans la chanson de Joe Dassin.

J’oublie l’ange. Je sais qu’il ne viendra pas. Je me dis finalement que c’est peut-être moi l’ange, l’ange de tous ces gens qui veulent une chute. Peut-être pensent-ils que je vais les sauver. C’est ça. Sûrement ça. A vrai dire, je n’ai pas du tout envie de les sauver, pas ces gens-là. D’autres peut-être. Mais eux, non. Je veux bien être un ange pour ma mère qui me disait que j’étais un ange, être un ange pour Amélie, pour Gianni, pour Paulo, pour mon vieux prof Roustem.

Je pense que … je pense que je suis sur un pont et que je pense trop. Tellement que ça me met un peu plus de poids dans la tête – une fois n’est pas coutume – un poids qui me fait pencher encore plus et que mince, ça y est, je bascule, je tombe, je suis tombé. Plouf ! Un grand plouf. Radical. L’angoisse est passée. L’angoisse électrique est passée !

Avec ma chance, je pourrais bien tomber sur une anguille maintenant. Mais non. Il se passe autre chose. Je me sens devenir. Un devenir plutôt qu’un avenir. Pourquoi pas ? Mais un devenir quoi ? Je me vois pousser des pinces, des antennes, une carapace bien épaisse. Je me vois devenir… devenir Langouste !

Alors là c’est le rêve, le rêve absolu ! Une chute idéale, une chute parfaite, je n’aurais pas pu faire mieux. Langouste ! Langue -ouste ! Langue, oust ! C’est tellement moi.

Faire et faillir

Elle avait fait un drôle de rêve où elle flottait dans une piscine. La piscine se déversait dans la mer, mais bizarrement elle n’était pas emportée par le courant et continuait de flotter tranquillement. Elle s’était réveillée. Et la journée avait déversé ses heures. Elle avait fait sa toilette, fait un café. Avant de partir, elle avait refait le lit.

Elle avait fait le trajet jusqu’au bureau où elle avait fait son travail. Fabien était passé. Il lui avait fait une observation. Sur ce qu’il y avait en faire en plus, en mieux, des efforts, de l’attention, des process, des enregistrements, des vérifications de vérifications, de la satisfaction, pour la boite, pour le client, pour le changement, enfin il fallait faire ce qu’il y avait à faire, point.

Elle n’avait rien dit, elle ne lui disait plus rien. A lui et aux autres, des mêmes, des mimes. Elle ne leur disait plus rien à tous ces Fabien, parce qu’autant parler à des briques. Oui au fond c’était ça. Tous des Fabien qui voulaient qu’on fabrique, tous des Fabien fayots, des Fabien falots, des Fabien fachos, c’étaient les mêmes.

Elle avait échangé des regards entendus avec Alba, assise en face d’elle, dans l’open space. Parce qu’il restait au moins ça, les regards entendus. Pas de caméra pour les capter, de micro pour les enregistrer, de collègues pour les rapporter. Alors elles en profitaient, de ces regards qui en disaient long et qui parfois disaient tout court. Alba, Alba la belle, un regard avec qui s’entendre, en silence, si précieux.

Elle avait pris un café de la machine à faire du café, qui pouvait même le faire sans sucre, puis elle avait repris sa place. Elle avait repris le temps de reprendre, un dossier, deux, trois, boucler, chercher, traiter, vérifier, faire passer et puis finalement ça passait, ça passait le temps d’arriver à la pause déjeuner. Faire la queue à la boulangerie, prendre une salade faite maison toute faite, aller au square, manger sur un banc au soleil, aujourd’hui il fait beau.

Il fait beau, comme c’était bizarre cette phrase –  il, c’était qui, qui qui fait, qui fabrique le beau  ? Le beau, ça se fabriquait ? On pouvait faire du beau comme on faisait le reste. ? Peut-être, pensa-t-elle, il faudrait se faire belle uniquement quand il fait beau. Mais pour qui, pour quoi, se faire beau se faire belle, qu’est-ce que ça voulait dire ? Elle avait fini par trouver : il fallait se faire belle pour se faire la belle. Stylé !

Retour au bureau. Et cinq minutes après comme par hasard retour du Fabien qui fait mine de passer l’air de rien. Il fait ça si bien.  Il fait bien de l’air et il fait bien du rien, il est multitâches tout à fait comme il faut, un vrai pro, un bon p’tit kapo, bien comme il faut.

Vas-y passe, repasse, passe-passe, passe Fabien avec ton sourire de fabrique tout à fait aux normes, ton sourire garanti Iso 2051. Fais ton travail, fais ton travail de contrôleur des travaux finis, fais ta tête de zélateur zélé, tête de zouave, tête à tout-faire, tête à péter.

Et elle, où a–t-elle la tête ? Tête de passe-temps tête de pastèque. Faire la tête ou le dos rond, allez bosse, allez fais le job, ça finira par passer cet état, cet état de celle qui bosse et qui sue, la bossue, oui c’est ça, au bout de la journée elle devient bossue. Mais ça passe toujours, il y a toujours un moment où c’est vrai il est 18h, où elle peut faire le trajet retour, faire les courses, faire à ranger, à repasser non faut pas pousser ça ne se fait plus faire à repasser, mais faire à manger, oui faire à manger, ça semble irréductible.

Faire la bise quand il rentre, faire mine de l’écouter raconter sa journée blablabla, il a fait ci il a fait ça, etcétéra à un moment il se taira, et alors prendre une respiration, et faire le pas : lui dire ce qu’on a pris la décision de lui dire, lui dire ce qu’on va faire, et l’entendre dire : « tu te rends comptes de ce que tu me fais ! »

L’Osselet Rouge

Allez savoir pourquoi à la rentrée la mode n’était plus aux billes. J’en avais gagnées pas mal l’année précédente. Et aussi des petits soldats, à la dégomme. C’était la première chose que j’avais mise dans mon cartable pour la rentrée : mon sac de billes et quelques soldats, des chevaliers que je n’aimais pas trop : épée cassée, couleur abimée, ou bien la position du personnage qui n’était pas en action – le genre de soldat qui meurt en premier dans les batailles, parce qu’il ne sert pas à grand chose. Je prenais donc plutôt ceux-là pour l’école, et je gardais mes préférés à la maison. Il y avait par exemple celui qui, bouclier en avant et épée levée, partait à la charge sans peur comme le chevalier Bayard. Un autre qui paraît les coups avec son bouclier pour mieux porter l’estocade ensuite. Et surtout, il y avait mon chevalier d’argent. Celui avec la lance et le grand bouclier rectangulaire, magnifiquement décoré d’un dragon rouge, des armes qu’on retrouvait sur la robe de son cheval. Pour rien au monde je ne l’aurais mis en jeu – même pour un sac de billes à gros calots.

Je savais de toute façon que mes chevaliers un peu plus abimés pouvaient quand même intéresser des copains. Sauf qu’à la récré ils n’ont pas sorti leur sac de billes. Non. Ils ont sorti des boites avec des osselets. Quatre osselets argentés et un osselet rouge. Ce n’était pas la première fois que j’en voyais, il y avait eu quelques parties dans la cour l’année précédente, mais ça n’avait pas vraiment pris. Pour moi en tout cas c’était clair. Les osselets étaient beaucoup moins excitants. Bien sur il y avait un défi d’adresse pour montrer qui était le meilleur. Mais pas de soldats ou de billes à gagner.

Il faut dire que mes premiers essais n’avaient pas été très concluants. J’arrivais à peu près à ramasser les premiers osselets, mais les lancer et tout récupérer à la volée, ce n’était pas mon fort. La plupart de mes copains s’y étaient mis et jouaient mieux que moi. Et même si je pouvais trouver quelques élèves qui étaient d’accord pour encore jouer à la dégomme, c’étaient des plus jeunes, du cours élémentaire. La honte.

J’ai vite compris que c’était ça l’enjeu. Les billes, maintenant, on laissait ça aux plus petits. Les osselets, c’était pour les grands, les vrais. Il fallait que je m’y mette, et sérieusement. Le souci, c’était que je n’en avais pas. Et qu’il fallait à tout prix que je m’entraine. C’était urgent.

La boite coutait deux francs cinquante au Monoprix du coin – mais j’avais dépensé tout mon argent de poche pendant les vacances. A vrai dire, j’avais même obtenu une avance pour une boite de chevaliers : deux rangées de cinq soldats, panache rouge contre panache bleu, avec des boucliers, des haches et, plus rare, un soldat avec une masse d’armes.  Parfait pour compléter ma collection et garnir les troupes de mes prochaines batailles. Avec les rouges que je pourrais mettre au service de mon chevalier d’argent. Mais bon, l’ensemble était un peu cher, l’équivalent de trois mois d’argent de poche – donc je n’aurais rien avant… novembre !

Je ne pouvais pas attendre si longtemps. J’avais bien vu en jouant avec les autres que j’étais trop mauvais pour gagner des boites  – car parfois dans la cour, ça commençait à jouer gros et les meilleurs piquaient leurs osselets aux autres. Il me fallait ma boite, le plus vite possible.

J’ai pensé aux centimes. Il m’en fallait 250. C’était possible de les réunir, peut-être même avant la Toussaint. Le jeudi j’avais le droit à mon pain au chocolat, j’allais le prendre à la boulangerie. En choisissant un croissant à la place, cela me ferait déjà gagner 5 centimes. Et comme ma mère me demandait de plus en plus de faire des petites courses, je pouvais discrètement garder 5 ou 10 cm, par ci par là. J’aurais pu prendre plus dans son porte-monnaie, 20 ou 50 centimes, un franc ! Mais là ça devenait du vol,  je ne voulais pas. Je trouvais que c’était mal.

Bizarrement j’avais moins de problèmes de conscience avec les petits centimes, même si cela prenait un peu plus de temps. Avant la fin septembre, j’avais un sac plein de petites pièces, 1, 2, 5,10 centimes, en tout ça me faisait déjà un franc 70.  J’étais presque à la moitié !  Je passais devant le petit rayon où il y avait les boites d’osselets au Monoprix, elles étaient là, elles m’attendaient, et heureusement le prix n’avait pas changé. Il y avait des boites avec des variations de couleurs, quatre osselets toujours argentés mais le cinquième bleu, vert, ou jaune. Il n’y avait pas d’hésitation à avoir : je voulais le rouge bien sût, celui qui était le plus respecté dans la cour. Comme j’avais peur des ruptures de stocks, je passais vérifier de temps en temps, voir s’il en restait. Un jour, inquiet d’en voir disparaître, je me suis même enhardi en faisant une petite manipulation rapide dans le rayon : j’ai caché les boites rouges derrière les autres, sous l’œil méfiant de la dame qui tenait la caisse au bout de l’allée.

A la récré, j’avais arrêté les billes, à contre cœur mais je n’avais pas le choix. Hères, Dao et Méchoulam, mes meilleurs copains, me laissaient de temps en temps m’entrainer. Dao surtout, un des meilleurs à ce jeu, vif, habile, impressionnant. Il me montrait des trucs, m’expliquait les différentes façons de jouer. Mais les récrés étaient trop courtes, il fallait vraiment que je puisse m’entrainer chez moi. Le sac de centimes se remplissait, petit à petit, parfois 20 centimes en une journée… puis rien le lendemain. Mais je n’étais plus très loin – et en même temps de plus en plus inquiet, à passer chaque jour de la semaine au Monoprix pour vérifier qu’il y avait toujours au moins une boite avec l’osselet rouge.

Enfin, un mercredi soir avant de me coucher, j’ai compté, recompté même – il y avait tellement de pièces que je ne voulais pas me tromper, mais non, j’avais quasiment réuni la somme : deux francs 45 centimes ! Avec les 5 centimes que j’allais gagner le lendemain en prenant le croissant à la place du pain au chocolat, c’était bon. J’allais pouvoir acheter ma boite, ma boite d’osselets à moi. Et comme on serait jeudi, il n’y avait pas école : j’allais avoir toute la journée pour m’entrainer.

Le lendemain, je suis entré dans le Monoprix comme si j’étais César passant sous un arc de triomphe. Je n’avais pas Vercingétorix avec moi, non, juste un gros sac transparent de centimes, pour un total de deux francs cinquante, qu’on se le dise. Je suis allé en souriant prendre ma boite, celle avec l’osselet rouge, et je me suis rendu fièrement au bout de l’allée vers la caissière. Je lui ai tendu la boite, elle a tapé le prix sur sa caisse enregistreuse et elle et m’a dit : c’est deux francs cinquante. Alors, presque solennellement,  j’ai levé mon sac de pièces vers elle pour le lui donner.

Qu’est-ce que c’est ? A-t-elle demandé en fronçant les sourcils.

Les deux francs cinquante ! Lui ai-je répondu avec la force de l’évidence.

Ah ben non, on prend pas les centimes comme ça.

Et elle a tourné sur son fauteuil pour faire face à sa caisse, a rangé ma boite dans un coin, sous une étagère, me laissant avec mon sac de pièces et ma gorge nouée.

Ce n’était pas possible. Ce n’était pas juste ! La boite coutait deux francs cinquante et j’avais deux francs cinquante ! Ils étaient là, au bout de mon bras, on les voyait, on les sentait, ça pesait lourd. Tout le poids du temps passé à réunir les pièces, à échafauder des stratagèmes, à venir vérifier dans les rayons, à compter le soir, à regarder les autres jouer à la récré et à freiner mon impatience comme un chevalier retient son cheval avant d’entrer en lice, à mettre au pas mon envie.

J’aurais voulu lui dire tout ça mais rien, rien n’est sorti.  J’ai juste senti, à la place des mots, le sang qui me montait à la tête, le rouge qui m’envahissait le corps, rouge comme l’osselet de la boite.

Je ne sais pas combien de temps mon bras tendu avec au bout le sac de centimes est resté figé, avant de s’abaisser le long de mon corps. Je me suis vu me tourner et remonter le long de l’allée, passer comme au ralenti devant les boites. M’arrêter. Les regarder une dernière fois. Et là, je ne sais pas ce qui m’a pris, j’ai jeté un regard furtif vers la caissière, j’ai vu qu’elle ne m’observait pas. Alors j’ai saisi une boite aussi rapidement que Dao saisissait les osselets sur le goudron de la cour, et je l’ai glissée dans ma poche.

J’ai accéléré le pas, je suis sorti du magasin et j’ai remonté la rue. Petit à petit mon cœur a repris un rythme normal, le rouge en moi a laissé place à un sentiment énorme, triomphant : celui de la justice. Oui, j’avais eu raison. Oui, je pouvais même être fier. J’avais eu du courage. J’avais réparé une injustice. Et, dans ma tête, j’ai su immédiatement que le chevalier d’argent était d’accord avec moi.

C’est idiot

Le sandwich était énorme et j’avais du mal à le terminer. Une sorte de confiture rosâtre et gluante en dégoulinait lentement, débordant légèrement sur les bords de la tranche de pain de mie, un pain complet bien épais. Il y avait aussi du jambon, du fromage et sûrement d’autres choses à l’intérieur. Mais je préférais ne pas regarder, cela risquait de me décourager.

J’avais choisi cet énorme sandwich parce que j’avais faim, la route à vélo pour venir jusqu’ici m’avait ouvert l’appétit. Maintenant, je l’aurais bien reposé et abandonné l’air de rien sur une des tables, mais avec tous ces gens, c’était un peu gênant.

Je me suis mis à mâcher un morceau en essayant de prendre mon temps. Il restait encore plus de la moitié du sandwich à finir, je ne voyais pas comment j’allais y arriver. Peut-être fallait-il que je marche un peu dans le jardin, pour digérer et retrouver de l’appétit.

J’ai pris une assiette sur laquelle poser mon maxi sandwich tout en marchant. C’était une assiette à gâteau avec des motifs africanisants – je les trouvais d’ailleurs plus affreux qu’africanisants et cela accentuait mon sentiment de lourdeur. J’ai commencé à me promener avec mon assiette maxi moche et mon maxi sandwich, au milieu des invités, quand la maîtresse des lieux a fait irruption devant moi avec un magnifique sourire, le genre un peu carnivore, plein de dents étonnamment grandes et blanches. Elle m’a fait observer que je n’avais pas fini « son » sandwich. C’est idiot mais ce genre de remarque anodine avait le don de me mettre mal à l’aise – cadeau posthume de mon beau-père qui ne manquait jamais une occasion de me faire un reproche – pour avoir ensuite le plaisir de corriger mes écarts à coups de ceinture.

Sûrement frappé par la remarque mais sans vraiment le faire exprès, j’ai laissé tomber mon assiette par terre et le sandwich avec, sous le regard stupéfait de mon hôtesse. Je lui ai souri et je me suis empressé de me baisser pour tout ramasser mais alors, bêtement, je me suis cogné contre sa hanche et j’ai perdu l’équilibre. Mon genou cagneux est malencontreusement tombé sur l’assiette qui s’est brisée sous le choc.

Je me suis retrouvé dans l’herbe humide, à quatre pattes, avec juste devant mon nez ce maudit sandwich, toujours intact, toujours compact. L’assiette, elle, était maintenant divisée en trois morceaux, qui pourraient fort heureusement et sans aucun doute se recoller facilement. C’est ce que j’ai fait observer à la dame tout en me relevant, avec une expression tout aussi réjouie que niaise sur mon visage, les morceaux d’assiette cassée dans ma main droite et, dans la gauche, mon sandwich – maintenant agrémenté de quelques brins d’herbe.

Vampirella – sur le moment je ne me rappelais plus du prénom de mon hôtesse –  a secoué la tête d’un air désabusé, avant de partir à la recherche d’un autre convive à qui montrer ses dents. Je ne sais pourquoi, je me suis dit qu’elle allait chercher du sang frais. Du sang frais. C’est étonnant comme parfois un simple mot, une simple idée presque accidentelle peut changer votre perception des choses ou de votre environnement. Car tout à coup j’ai trouvé qu’autour de moi les visages des gens étaient tout à fait pâles, que beaucoup m’observaient avec insistance, que certains me regardaient même avec… appétit. J’ai levé les yeux vers le ciel, il était un peu nuageux mais clair – ce devait être la pleine lune.

Peut-être était-il temps que je m’éclipse discrètement. Je me suis donc dirigé vers la sortie, traversant courageusement les quelques mètres qui séparaient le jardin de la la grande baie vitrée de la demeure, par laquelle il fallait repasser pour sortir. Je suis passé par la salle à manger… la salle à manger avec ses chandeliers. J’ai pressé le pas en remarquant également au passage que dans le grand salon qui suivait, il n’y avait pas de miroir. J’ai fini par me retrouver dans le vestibule, étroit et sombre. Enfin arrivé à la porte d’entrée, j’ai vu que l’assiette et le sandwich ne m’avaient pas quitté. Je les tenais toujours dans es mains. J’ai voulu m’en débarrasser en les jetant dans le porte-parapluie de l’entrée mais des invités arrivaient. Tant pis, je suis sorti et j’ai glissé l’ensemble dans une des sacoches de mon fidèle vélo, qui m’attendait sagement le long de la grille.

J’avais quelques kilomètres à faire avant de rentrer chez moi, avec un faux plat sur presque 300 mètres, suivi de 2 kilomètres d’une montée sévère avant d’arriver au col et de redescendre. Le début heureusement était plat : j’ai pédalé à fond, pour mettre le plus de distance possible entre la maison de ses vampires assoiffés et ma petite personne. Au bout d’une dizaine de minutes, je me suis senti plus calme, le stress était retombé et je me suis mis à sourire : j’avais quand même une certaine  capacité à me raconter des histoires insensées. Des vampires ! Et puis quoi encore ! J’ai adopté une allure plus raisonnable, pour garder des forces avant l’ascension.

J’étais presque en haut du col quand j’ai entendu le moteur d’une voiture. Elle roulait à vive allure, comme si… Non, quand même, ça ne pouvait pas…. Je me suis retourné. La voiture n’allait pas tarder à me rattraper. J’ai vu une tête qui sortait de la fenêtre, côté passager – c’était elle ! Elle n’avait aucune raison de me courir après, aucune, à moins que.…Il fallait vite que je passe le col, vite avant qu’ils ne me rattrapent. Dans la descente, j’aurais peut-être une chance de leur échapper, j’aurais suffisamment d’avance pour prendre un sentier sur le côté de la route et me soustraire à leur regard. Je connaissais le coin – mais Vampirella aussi puisqu’après tout nous étions voisins ! Il ne fallait pas trop réfléchir, il fallait foncer, foncer, voilà, la descente était là, j’y étais ! Le premier virage n’était pas trop difficile, j’ai eu le temps de tourner la tête, la voiture n’était pas encore là. J’avais une chance d’atteindre le sentier, il devait être juste un peu plus loin. Il fallait que je le trouve avant qu’ils me voient tourner. J’ai pédalé encore plus fort pour prendre de la marge, mais le virage suivant était bien plus serré que le précédent, j’allais trop vite dans la descente, ma trajectoire n’était pas bonne, j’ai freiné comme j’ai pu mais c’était  trop tard. J’ai senti mon corps voler et soudain le choc : une douleur violente m’a traversé, coupé le souffle, et puis plus rien.

Quand j’ai rouvert les yeux, j’ai d’abord vu la pleine lune entre deux nuages. J’ai voulu me relever mais je ne pouvais pas bouger, juste un peu tourner la tête. Je me sentais bizarre, comme en suspension, tenu par un fil invisible.  Et c’est idiot mais la première chose que j’ai remarqué, c’était mon sandwich. Il était là, posé tranquillement, à quelques mètres sur ma droite, toujours en un seul morceau. Il avait dû tomber de ma sacoche. J’ai entendu des bruits de pas, et surtout la voix de Wanda –  oui tout à coup ça me revenait, elle s’appelait Wanda. Ça va ? ça va ? Vous êtes où ? Elle se rapprochait. Je voulais juste vous ramener votre portable, quelqu’un l’a trouvé dans le jardin. Vous avez dû le faire tomber. Vous savez quand vous avez perdu l’équilibre. Ça va, vous n’avez pas trop – oh, mon Dieu, non, non ! 

Elle me regardait comme si elle avait devant elle une vision d’effroi. J’ai baissé les yeux vers mon corps insensible pour tenter de comprendre. Et j’ai compris. J’étais empalé sur un piquet de clôture, j’étais empalé sur un pieu !  Et la dernière chose que j’ai pu voir avant de m’évanouir, c’est le visage de Wanda, sa bouche ouverte, ses lèvres rouges et ses grandes dents, ses dents d’une blancheur irréelle sous l’éclat de la lune.

Saxophone Obligatoire !

Saxophone obligatoire !  Au fil des ans, tout le monde s’était habitué aux lubies du président Borderas, mais celle-ci les dépassait toutes dans son incongruité. Le décret avait pourtant bien été publié et diffusé partout en bonne et due forme, par les canaux habituels et incontournables de la présidence. Bande passante sur tous les programmes de la BTV, messages sur les portables, affichage sur les panneaux publicitaires, nul n’était censé ignorer la nouvelle loi : saxophone obligatoire pour tous les sujets à partir de 10 ans.

Comme tous les décrets promulgués depuis le Grand Redressement, celui-ci restait exempt de toute explication ou justification. Le Président Borderas considérait que le peuple avait besoin de simplicité, qu’il fallait en finir une bonne fois pour toute avec la complexité administrative, l’intellectualisme fumeux et improductif d’une poignée d’imbéciles déconnectés de toute forme de réalité . « Des choses simples pour des gens simples » avait été un des slogans majeurs de la campagne électorale, qu’il avait finalement remportée avec l’aide de l’armée neuf ans auparavant. Et, de fait, il avait simplifié les institutions à l’extrême, supprimant le droit de vote puisqu’ à l’évidence personne ne votait plus vraiment, et dans la foulée se nommant Président à vie, car « dans un monde troublé ce pays avait surtout besoin de stabilité. »

Le décret Saxophone Obligatoire posait cependant quelques questions pratiques : quel saxophone choisir – ténor, alto, soprano, baryton ? Le Président avait-il une préférence ou dans sa grande mansuétude, faisant preuve d’un bel esprit de tolérance, laissait-il à chacun le loisir de choisir ?  Et pouvait-on continuer la guitare ou le piano,  jouer d’autres instruments, ou la pratique du saxo devait-elle être exclusive ?  Personne n’avait envie de mal interpréter la loi et se retrouver dans un CASBER – les fameux Centres Aérés de Simplification et de Bien-Être Retrouvé.

Il y avait aussi le problème du prix : celui d’un saxophone était particulièrement élevé. Mais la Banque Nationale Présidentielle offrait toujours dans ces cas-là des crédits à des conditions avantageuses. Certains disaient que le décret était surtout avantageux pour Borderas, depuis qu’il était devenu actionnaire majoritaire de la Société Selmer, la marque emblématique de saxophone. Mais il valait mieux le dire en sourdine.

Comme toujours, il fallut donc s’adapter à cette nouvelle loi et les gens se mirent à acheter des saxophones, et le plus souvent à se les faire livrer – la plupart des magasins de musique ayant disparu depuis longtemps. Cependant, après quelques jours, un sentiment d’inquiétude gagna ceux qui avait pris leur temps :  il n’y avait pas suffisamment de saxophones en stock pour que tout le monde puisse s’en procurer. Même d’occasion. Pour beaucoup c’était la panique, la peur de ne pas être en règle et de se faire contrôler. Il commençait à y avoir des trafics, des instruments se vendaient à des prix exorbitants. Accessoirement, se procurer des anches devenait aussi un problème, avec le phénomène de  « déroseautisation » des Cannes de Provence dont on se servait pour les fabriquer.

Les Conservatoires, comme tout ce qui était municipal, ayant été supprimés dans le cadre du PSPS – Programme de Simplification Pure et Simple – se posait aussi la question de l’apprentissage. Il y avait peu de professeurs de musique, encore moins de professeurs de saxophones. On vit donc se développer de nouvelles activités, professeurs Sibémolistes, Installeurs de Solfège au sol, tandis que proliféraient les Sax Shop et les Saxologues.  Qui n’étaient pas tous d’accord entre eux sur la méthode appropriée et fondaient leur propre école, la Getzienne, la Yougienne, la Parker Academy…

Les réseaux sociaux virent se multiplier des influenceurs spécialisés : quels vernis à ongle ou rouge à lèvres spécifique appliquer selon que l’on joue sur un ténor ou un alto, avec quel produit les lustrer,  quel goupillon les nettoyer. Stages de yoga et de maitrise du souffle, séances de kiné ou de massages Trapéziens, fabrication de colliers accroche-saxo artisanaux, c’est toute une économie qui soudain fleurissait dans le pays, prouvant au passage le caractère éminemment visionnaire de la Présidence Borderas. Le décret Saxophone Obligatoire, qui à sa publication pouvait laisser circonspect, finit donc par provoquer un concert de louanges.

Mais tous ne partageaient pas cet avis. Les tensions entre voisins devenaient de plus en nombreuses à mesure que les gens, pour l’immense majorité des débutants, s’essayaient à l’instrument. Les nerfs des uns et des autres étaient mis à rude épreuve. Et encore, s’il s’agissait d’un seul apprenti saxophoniste faisant ses gammes dans l’appartement d’à côté !  C’était parfois tout un immeuble, tout un quartier, qui jouait une cacophonie inachevée : elle se terminait en coups de balais au plafond, en insultes et menaces, ou même en pugilat. Au point que, après huit ans d’une docilité populaire que même les moutons pouvaient envier, la Présidence vit avec stupéfaction se développer un mouvement contestataire, le mouvement antisax.

Emiliano Borista en était le leader courageusement déclaré : pour la première fois depuis longtemps, un homme osait contester ouvertement une décision du Président. Tous ceux qui l’avaient fait après l’élection de Borderas avaient mystérieusement disparu. Avant de s’évanouir dans la nature, le plus souvent six pieds dessous, ils avaient ouvertement et honteusement qualifié l’élection du Président de coup d’état.  Borderas avait répondu fermement dans son discours d’auto-investiture : « ce n’est pas un coup d’état c’est un coup d’éclat, un coup d’éclat démocratique et populaire ! Et les anti-peuples n’ont pas leur place ici ! » L’armée s’était donc occupée de les envoyer ailleurs.

Dans un premier temps, les médias présidentiels ne parlèrent pas de Borista. Mais l’opposant commençant à gagner du terrain, une rumeur opportune laissa entendre que le leader antisax était un ancien trompettiste. Des photos de lui se mirent à inonder les réseaux de communication, suggérant même son côté multi-instrumentiste. On le voyait avec un trombone à coulisse, une trompinette,  un cor de chasse – mais jamais avec un saxophone. Les gens commençaient à être divisés à son sujet, mais le mouvement, initié au printemps n’était pas complètement discrédité à l’automne. L’hiver vint tristement mettre fin à l’histoire, Emiliano Borista décédant suite à une mauvaise chute de ski. Elle s’était certes déroulée sans témoin mais le fait était là, affreux, malheureux, absurde :  l’homme était mort transpercé par son propre bâton.

Le fait que la station de ski abrite une garnison de chasseurs alpins dirigée par le Colonel Oswald, descendant d’un célèbre tueur des années 60 et bras droit armé de Borderas, était de toute évidence purement fortuite. Toujours friand de bonne formule, le Président avait même déclaré à l’occasion de la mort du contestataire : « normalement les skieurs descendent les pistes, lui il était tellement contestataire qu’il s’est descendu lui-même sur une piste  ! »

Peu de temps après cette déclaration, il s’employa – si c’était encore nécessaire – à éteindre toute forme de protestation en fournissant généreusement et gratuitement à son peuple des sourdines de saxophone.

La bonne place

Je l’aime vraiment bien mon fauteuil, mon fauteuil en cuir noir. Il est assez imposant sans être trop lourd. Il a le cuir solide, encore brillant et fringant  malgré tout ce qu’il a pu endurer, les essais en magasin, les ébats occasionnels, les bières renversées, les enfants aventuriers, les nouvelles qui vous laissent sur le cul,  les consolations domestiques, les tristesses immobiles, le poids des années et celui croissant de son propriétaire.

Je dirais même qu’avec le temps, mon fauteuil s’est amélioré. Il est devenu plus accueillant, enveloppant, chaleureux même. J’aime de plus en plus m’y installer pour lire, et même rêvasser en fermant les yeux. Je vois des fleuves gris, une forêt imposante et vive, j’ai parfois l’impression de voler et d’effleurer la canopée, c’est merveilleux. Franchement, que peut-on demander de plus à un fauteuil ?

Le mien est tout simplement extraordinaire, à  tel point que je commence à le regarder différemment. Oui, il m’arrive de prendre une chaise et de m’asseoir face à lui, pour l’observer. Je sais, s’asseoir sur une chaise banale quand on a un fauteuil aussi remarquable pourrait passer pour une marque de snobisme. Personnellement, j’estime que c’est comme dans une relation amoureuse : il faut savoir prendre un peu de distance pour mieux voir, mieux apprécier l’être cher. Et ce que je perçois de mon fauteuil, assis sur ma chaise, me conforte dans cette idée. Je n’hésite pas à déplacer ma chaise, changer les angles de vue, et plus je l’observe plus je découvre ses aspérités, ses nuances. Qui me le font aimer encore plus.

Prendre un peu de recul ne m’empêche pas de finir par quitter ma chaise pour retrouver ses bras. Si je devais suivre l’orthodoxie du vocabulaire mobilier, je devrais dire ses accoudoirs, mais il faut bien parler de bras.  Car pour tout dire, à force de côtoyer mon fauteuil,  j’ai fini par aller bien au-delà des apparences, et voir ce que d’autres ne voient pas. Disons-le clairement, j’ai même compris récemment que mon fauteuil n’en était pas vraiment un. La vérité était là depuis des années, devant mes yeux – et en même temps, à ma décharge,  le plus souvent dans mon dos. Mais c’est aujourd’hui irréfutable, je peux l’affirmer sans hésitation : mon fauteuil est un gorille.

Cette révélation pourrait en effrayer plus d’un. Mais comme je l’ai déjà mentionné, nous nous pratiquons depuis longtemps mon fauteuil et moi; nous nous sommes en quelque sorte apprivoisés. C’est bien sûr un gorille assez particulier, mais son apparente immobilité ne me trompe plus. Car je sens bien que les fruits secs que je pose à sa portée sur ma table basse n’échappent pas à son regard. Et je peux sans aucun doute constater qu’il manque quelques raisins et abricots secs quand je reviens de la cuisine. Ou que la plante généreuse que j’ai à dessein approchée de lui a perdu quelques feuilles, quelques tiges même. Ce petit jeu nous plait bien à tous les deux je pense, il me rappelle les 1 2 3  soleil de mon enfance. J’ignore si les gorilles ont des jeux similaires, mais le mien a vite compris les règles. Il est vraiment très fort, très malin. Mieux : il est intelligent.

En tout cas, j’apprécie énormément cette nouvelle forme de complicité qui se crée entre nous. Et je me plais à penser que son influence sur moi est bénéfique. Mon fauteuil Gorille m’humanise, me sort de la forteresse de solitude où je m’étais enfermée par confort. Il me guérit peu à peu du goût certain que j’avais développé pour l’amertume. Grâce à lui,  je me sens plus attentif à tout ce qui vit autour de moi. Je souris à la pensée que mon fauteuil gorille remplace finalement à peu de frais le psychanalyste et le divan ! Dans ma famille, dans mon entourage, au travail, des gens me disent que j‘ai changé, certains me croient même amoureux. Je souris mais ne dis rien de la raison de ma métamorphose, elle doit rester secrète. Et que penseraient les gens s’ils me voyaient la nuit avec mon fauteuil, dans les bois où je l’emmène, afin qu’il se ressource un peu. Il faut dire que, dès que j’en ai l’opportunité, je prends l’ascenseur de l’immeuble pour descendre jusqu’au parking, et je l’installe à l’arrière de mon vieux break familial, pour une escapade nocturne. J’adore éprouver ce sentiment de transgression, qui dure tout le temps du trajet avec mon passager clandestin. Et je savoure chaque moment : la courte balade sur le sentier où je le pousse, sur une planche à roulette adaptée à sa taille, l’arrivée à la clairière, où je le pose et je m’assois, juste à côté de lui. Le temps de contempler la nature, d’écouter les oiseaux, le bruissement du vent dans les arbres.

L’air de la forêt lui fait du bien, et s’il reste dans l’ensemble assez taiseux, mon fauteuil s’autorise quelques confidences – sans que je lui ai demandé quoi que ce soit. Celle qui m’a le plus touchée, c’est la toute dernière : il m’a dit se sentir bien chez moi. Qu’il a enfin trouvé dans mon appartement un habitat lui permettant de vivre paisiblement. Chez moi, pas de menaces, pas de transformation brutale de l’environnement, des conditions de vie qui ne sont peut-être pas idéales mais sont finalement tout à fait acceptables. Il aimerait juste, à défaut d’insectes, avoir parfois un peu plus de fruits secs. Je ne sais pas si je dois voir un soupçon d’ironie dans cette dernière demande, mais je ne veux surtout pas essayer d’interpréter ses propos, de faire comme si je pouvais penser à la manière d’un gorille ou d’un fauteuil.  Car j’en suis persuadé maintenant : pour le bienfait de l’humanité toute entière, les hommes, comme les fauteuils, doivent savoir rester à leur place.

Mange Capitaine

Je suis pas méchant, je suis juste. D’ailleurs, pendant toutes mes premières années de travail, j’ai jamais eu de problème sur un bateau. Jamais avant d’être embauché sur le Gazper, un gazier hollandais. J’ai tout de suite senti que le commandant était quelqu’un de mauvais. Comment il nous traitait, comment il nous parlait, c’était pas possible. L’équipage était en majorité philippin, comme moi, il y avait aussi des ukrainiens deux lituaniens et un sénégalais. Les officiers, comme d’habitude, c’étaient des européens – ils ont des écoles chez eux pour ça, et l’argent aussi. Moi ça me pose pas de problème, tant qu’on nous respecte.  Mais le commandant du Gazper, il nous respectait pas, j’avais l’impression que pour lui on était de la seconde zone, des animaux, à peine dignes d’un regard. Et je dis ça vraiment, parce que quand il nous parlait c’était jamais dans les yeux, il nous aboyait des ordres comme un dresseur à une bête sauvage, il lui manquait juste le fouet.

La première semaine j’ai rien dit, je lui ai juste lancé des regards sombres et Salim m’a dit que je faisais peur avec cet air-là. C’est vrai que je suis plutôt grand et assez musclé, mais surtout on m’a souvent dit que j’ai des grands yeux, des grands yeux  avec beaucoup de blanc et que parfois j’ai l’air habité, comme un sorcier vaudou m’a dit Youssouf.

Youssouf, c’est lui qui m’a donné le surnom. On se retrouvait à table avec les autres matelots pour manger, et ce soir-là j’arrêtais pas de dire du mal du commandant. Surtout je comprenais pas pourquoi on faisait pas quelque chose, au moins parler aux autres officiers pour que ça change. Je savais bien que tout le monde avait peur pour son travail, qu’ils avaient tous des familles à nourrir, et qu’un mauvais rapport, un warning ou pire, ça pouvait empêcher de trouver un nouvel embarquement. J’étais révolté mais je voulais pas provoquer une grève ou une mutinerie à l’ancienne, non, juste qu’on dise « ça suffit  il y a des limites, il faut plus de respect, on n’est pas des chiens. » Pas des chiens de philippins, pas des chiens d’ukrainiens, des chiens de sénégalais, enfin quoi pas des chiens du tout, on est des hommes. On est des hommes comme le commandant, les officiers, tout le monde à bord, le bosco les mécaniciens, les matelots, tous, tous, on est tous des hommes.

Moi, quand je suis lancé, c’est difficile de m’arrêter. Je continuais de maudire le commandant même en mangeant et tout à coup Youssouf a dit en riant : « toi, tu es le Mange capitaine ! » J’ai pas compris ce que ça voulait dire car il l’a dit en français, mais il a traduit en anglais, et ça a bien fait rire les autres. Ils répétaient tous « Renaldo, le Mange-Capitaine, Renaldo le Mange-Capitaine ! »

Après ils ont plus arrêté de m’appeler comme ça, ils aimaient bien, ça devenait comme un jeu entre eux. Le problème c’est qu’un gazier a beau être énorme, c’est un petit monde, un monde fermé. Les cuves de gaz, heureusement ça reste bien étanche, mais le reste ça flotte et ça se répand, et tout finit par se savoir. Le surnom est arrivé à l’oreille des officiers et du commandant, il m’a convoqué. Bien sûr, il a fait ça à la passerelle, devant les autres officiers, pour me donner la leçon. Il avait toujours son regard fuyant quand il m’a dit que c’était inadmissible, que je créais un mauvais état d’esprit, qu’il allait me débarquer à Singapour, que j’allais prendre mon sac comme on dit. Et qu’il ferait en sorte que je remette plus jamais les pieds sur un bateau, pas seulement de la compagnie, mais de toutes les compagnies : il allait pas hésiter à passer le mot aux autres commandants qu’il connaissait, et je pouvais envisager d’aller trouver un travail de maquereau auprès des putains de Manille, je ne valais pas mieux, c’est tout je pouvais disposer.

Pendant tout son discours, j’ai posé sur lui mon regard sombre, et j’ai marqué un temps avant de quitter la passerelle, pour lui montrer qu’il m’impressionnait pas. Avant de partir j’ai murmuré, assez fort pour qu’il entende, « vous commandez aux hommes, mais vous commandez pas aux esprits, ils vous puniront un jour ». Je sais pas pourquoi j’ai dit ça, c’est juste sorti de moi, je voulais pas le menacer, juste lui dire qu’il était un mauvais homme; mais peut-être Youssouf avait raison, peut-être je devenais habité par quelque chose.

Le lendemain, le commandant a glissé d’une échelle, une mauvaise chute pendant qu’il inspectait les ballasts. Il s’est pas relevé. On l’a porté dans sa cabine, on a appelé des secours car il fallait l’évacuer mais on était loin des côtes, il est mort quelques heures après. Tout le monde s’est mis à me regarder avec un drôle d’air, mais quoi  j’y étais pour rien, absolument pour rien, je le jure. J’étais en train de graisser les winchs sur la plage de manœuvre avant, à l’autre bout de l’endroit où l’accident était arrivé. C’était juste un accident, un accident bête, le Second a même fait un rapport qui disait ça. Il a aussi tenu à venir me voir pour me dire que le commandant avait pas eu le temps de rédiger le warning contre moi, et que lui il le ferait pas non plus car il y avait aucune raison de le faire. Et il m’a mis la main sur l’épaule – sur le moment j’ai pas su si c’était par gentillesse ou bien parce qu’il avait peur de moi. Il voulait peut-être me montrer qu’il était un meilleur homme que le commandant, qu’il fallait pas lui jeter un sort, mais je jette pas de sort moi, jamais ! Et puis même si j’avais pu, je  l’aurais pas fait car je savais bien que le Second, c’était un homme juste.

Le soir à table, l’équipage ne disait rien mais on m’a regardé bizarrement. Chez certains je pouvais voir de l’admiration, ou comme des airs de dire que j’avais bien fait. Chez d’autres je sentais la distance. Certains de mes compatriotes étaient très religieux, ils commençaient peut-être à me croire possédé par le démon.

Trois mois après j’embarquais sur un autre navire, encore un gazier, et j’ai vu que ma réputation était faite. L’histoire avait circulé dans les ports, aussi sur les réseaux. A bord, il y avait même des anciens du Gazper. Les Ukrainiens souriaient en m’appelant Mange-Capitaine, comme si ça me donnait une sorte d’aura, de respect. Les Philippins, j’avais l’impression qu’ils m’évitaient un peu, toujours pour ces histoires de superstition je pense. Le commandant et les officiers semblaient indifférents, comme s’ils n’étaient pas au courant de l’histoire, mais je suis sûr qu’ils l’étaient. Nous avons navigué sans problème, on attendait souvent devant des ports où d’autres bateaux venaient s’approvisionner et pomper notre gaz liquide. Il n’y a pas eu de souci avec le commandant, quelqu’un de discret, très correct j’ai trouvé, surtout en comparaison avec celui du Gazper.

Et puis il y a eu l’histoire du Sirocco. C’était un vieux pétrolier qui battait pavillon maltais mais on a tout de suite senti que les choses étaient pas claires à bord. Sur notre destination déjà, on nous avait rien dit, et j’ai vite soupçonné qu’on devait peut-être aller charger du pétrole dans un pays à problème, un pays sous embargo.

Le commandant aussi, c’était pas net. Il était très âgé, et il avait une mauvaise réputation dans son sillage. On parlait de trafic de drogue, de prison, de mafia même. Car la mafia allait toujours là où il y avait de l’argent, et dans le pétrole, il y en avait à faire, surtout avec ces histoires de livraisons clandestines. On en a parlé avec l’équipage et ça nous inquiétait – enfin pour ceux qui en parlaient avec moi. Les autres, ceux qui restaient à l’écart, je me demandais s’ils n’étaient pas tout simplement des hommes du commandant.

On voulait surtout savoir dans quelle zone on allait naviguer, c’était normal. Dans certains endroits, cela pouvait être très dangereux. Avec les pirates, les tensions entre les pays du golfe, on pouvait risquer notre vie. Des hommes m’ont dit « Mange-Capitaine, tu t’occupes de ça ! » – comme si mon surnom me donnait des super pouvoirs, mais moi je voulais pas !  J’ai dit aux gars : « on va juste à plusieurs voir le commandant pour lui demander ». Comme ils se dégonflaient j’ai joué avec ma réputation et je leur ai fait exprès un peu peur en leur faisant mon regard sombre. « Ce serait vraiment bien qu’on aille le voir, ensemble … Oleg, Mano, Vidal, vous venez avec moi ». Nous sommes donc tous les quatre aller voir le commandant et il nous a donné des explications, mais c’étaient des mots qui fument : il attendait des ordres plus précis de la compagnie, il nous dirait dès qu’il saurait vraiment, il n’y avait pas de danger…on passerait bien au large de la Somalie mais de toute façon on serait escorté si besoin. Les autres ont dit ok mais moi je le sentais pas, je lui faisais pas confiance. Après, je pouvais rien faire, juste regretter d’avoir pris cet embarquement, mais j’avais pas eu trop le choix. Il fallait que je fasse avec ce commandant, en espérant que tout se passe bien. Au fond de moi, quand même, ça poussait le mauvais pressentiment, et c’était lourd, avec en plus les autres qui parlaient encore de ces histoires de piraterie, qui avaient peur de subir une attaque.

Je ne sais pas qui avait prononcé ce mot, attaque, mais c’est ce qui est arrivé. Pas du tout de là où l’on attendait, non !  Juste après avoir passé le canal de Suez, notre commandant est mort d’une crise cardiaque. Une attaque du cœur ! Et là bien sûr, on a pas pensé que le capitaine était un vieil homme, que la compagnie ou les commanditaires, ils avaient pas été très regardants sur sa santé. Que le vieux il avait déjà fait deux infarctus à terre, non ! On a pensé qu’à bord du Sirocco il y avait le Mange-Capitaine ! 

Ils m’ont débarqué quelques jours plus tard, en me donnant la totalité de ma paye, et je sais pas si le Sirocco a été prendre du pétrole en Iran, s’il a été arraisonné par des américains, ou s’il a stationné quelque part en attendant un ordre, non. Je suis rentré chez moi en me disant que plus jamais personne voudrait m’engager sur un bateau. Sauf que moi, marin, je savais faire que ça !

Heureusement, pour une fois, le destin a été bon avec moi. J’ai reçu un mail d’Irène, une drôle de fille, une française, elle était juste matelot quand je l’avais rencontrée, des années avant, et je l’aimais bien, elle m’apprenait des mots dans sa langue. Je me rappelais bourlinguer, bourlinguer, je l’aimais bien celui-là. Enfin on avait un peu bourlingué et sympathisé et on était restés en contact. On s’envoyait même toujours nos vœux à la nouvelle année. Des textos aussi, de temps en temps. Elle était devenue hôtesse pour Qatar Airways et elle m’a dit qu’ils cherchaient des stewards, qu’elle trouvait que j’avais le profil, elle avait écrit, pour me convaincre :  sans attache, aimant voyager, ayant l’expérience d’un équipage. Il y avait juste une formation et en tout cas je pouvais essayer, elle me recommanderait car elle avait pris du galon dans sa compagnie au fil des ans.

C’est grâce à elle que j’ai pu me reconvertir. Je suis Renaldo le steward maintenant, j’ai un bel uniforme. J’aime bien l’avion et je fais plus trop mon regard sombre, même aux passagers qui me parlent sur un ton que j’aime pas, c’est du passé tout ça, je laisse glisser, ça vaut pas la peine et puis bon un voyage ça dure quelques heures, pas des mois comme sur un bateau. Alors je fais mon travail, juste tranquillement, sans histoire. Plus de mange-capitaine. 

Par contre, aujourd’hui, le commandant de bord, j’aime pas du tout mais alors vraiment pas du tout comment il traite les hôtesses…

Le silence de l’eau

J’aime bien le silence qu’il y a maintenant. Les eaux ont fini de monter, la pluie a cessé de tomber. Et il n’y a plus l’agitation des jours derniers, avec le balai des hélicoptères, les gendarmes qui passent en bateau dans le village. Il y a eu des dégâts, c’est certain. De la fenêtre du grenier j’ai vu la maison des Gardin se faire emporter, avec tout le reste.

C’était impressionnant. Mais maintenant c’est calme. Tout le monde est parti, le niveau de l’eau est encore très haut, chez nous ça dépasse le premier étage. La maison en a deux, plus le grenier où j’ai ma chambre. Je n’ai rien dit quand les pompiers sont passés et ont crié pour voir s’il y avait quelqu’un. Je suis bien là où je suis, à l’abri. Je peux tenir encore un peu, j’avais le déjeuner et le goûter pour le collège dans mon sac. Après, on verra, ça finira bien par descendre. Mais là je veux profiter. J’ai l’impression que le village a été englouti et que je suis un scaphandrier dans mon grenier. J’aimerais bien. J’aimerais bien les deux. Que tout le village soit englouti, oui, comme ils le font parfois avec les barrages, et après on passe en bateau et on voit les toits des maisons sous l’eau, ou l’aiguille d’un clocher qui dépasse. Et oui j’aimerais bien être un scaphandrier, ou encore mieux un plongeur, passer par les fenêtres éventrées comme dans une épave, avec ma lampe torche, et peut-être trouver des trésors. Ou des cadavres, qui sait, il y en a peut-être. Moi je sais. Je sais où il y en a.

Je le sais parce qu’ils sont ici, dans la maison, en bas, à la cave. Mes parents. Ils sont descendus pour couper le compteur d’électricité, quand l’eau a commencé à monter. Ma mère était avec mon père, ils voulaient remonter des choses qui avaient de la valeur, pour qu’elles ne soient pas abimées. Ils m’ont même demandé de l’aide, parce que l’eau montait vraiment vite, plus vite qu’ils ne l’auraient imaginé. Je suis descendu une fois, j’ai remonté une caisse de bouteilles de vin. Et c’est là que j’y ai pensé. A fermer la porte, avec la clé et le cadenas, fermer la porte de la cave. Parce que mon père a la phobie des cambrioleurs, alors quand on bouge de la maison, on ferme aussi la porte de la cave, avec le cadenas qu’il a rajouté. Alors bon j’ai fermé les deux, c’était plus sûr. Je les ai entendus crier «  Fabien qu’est-ce que tu fous, ouvre ! », je n’ai pas répondu, je n’avais pas besoin de répondre, je me suis assis sur l’escalier qui monte au premier, quelques minutes.

Au début ils ont pris ça pour une mauvaise plaisanterie, il ont crié puis le ton a changé, ils ont menacé, ça allait barder, j’allais voir ce que j’allais voir. Ce que j’allais voir je l’avais déjà vu de toute façon, mais je sentais qu’ils commençaient à avoir peur, et ça m’a fait un peu plaisir. Bien sûr quand l’eau s’arrêterait j’allais prendre une dérouillée. Mais l’eau ne s’est pas arrêtée. Au contraire, elle n’arrêtait pas de rentrer dans la maison. Ils ont crié, tambouriné, gueulé, supplié, j’ai même cru entendre des excuses, l’eau montait toujours, et moi j’étais comme une statue. Non, j’étais comme un spectateur, enfin, je ne sais pas, je ne pouvais rien faire. Il y avait des petites fenêtres dans la cave, au niveau de l’entresol, mais elles étaient sûrement trop étroites pour que mes parents passent, et puis il y avait des grilles, pour les voleurs bien sûr. Non. Il fallait que j’ouvre la porte pour les faire sortir, il n’y avait que cette solution, il n’y avait que moi, mais il ne fallait pas que j’attende trop car après ça deviendrait impossible. Ils seraient piégés. Et personne ne pouvait les entendre, même moi je commençais à avoir un peu de mal, avec tout le vacarme autour. Je suis monté plus haut dans l’escalier car l’eau est venue presque au milieu du rez-de-chaussée, les parents devaient être derrière la porte, j’entendais des cris, toujours, et aussi des grands boums, ils devaient essayer de la défoncer avec des outils. Toute la maison bougeait, tremblait, et il y avait le bruit des flots, des coups de tonnerre, les cris. Tout à coup je me suis dit qu’il fallait que je monte au grenier, peut-être que j’aille sur le toit, en passant par le Vélux de ma chambre. J’y suis allé et j’ai fermé la porte, j’ai guetté l’eau qui montait et j’ai eu peur, encore plus peur que quand j’entendais résonner les pas de mon père, le soir, quand il montait dans l’escalier. Mais l’eau s’est arrêtée à ma porte, elle n’est pas entrée, j’ai compris qu’elle me disait qu’elle ne me ferait pas de mal, qu’elle était mon amie. Et alors c’est très bête mais cette fois je n’ai pas pu me retenir, j’ai pleuré. A mon tour j’ai déversé toute l’eau que je pouvais et qui était si longtemps restée retenue, et je me suis dit que c’était bien fait pour eux, que mes larmes c’étaient les petites gouttes d’eau qui allaient les engloutir définitivement, engloutir leur saloperie, engloutir les pas du père et le silence de ma mère, qu’ils l’avaient bien mérité. J’allais les noyer avec mes larmes, pour leur faire payer tout ça. Même pas, ce n’était pas moi, c’était l’eau, l’eau qui allait me venger, l’eau qui était venue à mon secours, enfin. Enfin.

J’ai entendu des bruits d’hélicoptère, aussi des voix qui criaient dans des haut-parleurs. Je me suis mis dans un coin de ma chambre, j’ai attendu que ça passe, qu’ils passent. Là, maintenant, c’est plus tranquille, ils ne sont pas encore entrés dans la maison pour voir. L’eau est en train de baisser. Dès que je pourrai ,j’irai déverrouiller la porte de la cave, sans l’ouvrir. Et je remonterai au grenier, j’attendrai qu’ils me trouvent, qu’ils me secourent, moi le survivant de la catastrophe, l’enfant sauvé des eaux mais qui a perdu ses parents, le pauvre, le pauvre enfant. Ils diront tout ça, ça fera du bruit, encore du bruit, puis un peu moins. Mais en attendant je veux profiter du silence, du silence de l’eau.

L’échographie

C’était la première échographie et je l’attendais dans un état d’excitation joyeuse. Presque plus que Sara, qui trouvait que j’en faisais trop – peut-être parce que chez elle il y avait une part d’anxiété qui l’empêchait de profiter pleinement du moment, c’est ce que j’imaginais. Je ne pouvais pas me mettre à sa place, vraiment pas, et j’avais beau être proche, caresser ou poser délicatement ma tête contre son ventre, parler au bébé, essayer de le sentir bouger, je savais que je ne saurais jamais. C’est sûrement pour cette raison que l’échographie me mettait en joie : voir notre bébé était une expérience qu’on allait partager ensemble, complètement, intensément, et contrairement à Sara je n’avais pas peur. Il n’y avait aucune raison d’avoir peur. Nous étions en bonne santé, il n’y avait pas d’antécédents qui puissent nous alarmer dans nos familles, bien au contraire. Les albums étaient pleins de poupons bien en chair et rieurs, nos mères évoquaient pour leurs progénitures des poids et des mensurations très respectables, sans doute un peu exagérés avec le temps. Le docteur Aron, le gynécologue qui suivait Sara, était un médecin sérieux, conseillé par deux de ses amies. Elle avait une totale confiance en lui et était heureuse qu’il pratique l’échographie.

Je pensais à tout cela dans la salle d’attente, assis à côté de Sara, quand il vint nous chercher. Je ne sais pas pourquoi je m’attendais à voir un homme aux cheveux blancs. Je m’étais complètement trompé. Le Docteur Aron était un homme vraiment très jeune, presque trop beau. Un peu comme certains acteurs qui jouent les internes dans les séries hospitalières. Et il avait bien sûr les yeux bleus, le sourire qui engage et qui rassure, qui vous enveloppe, presque magnétique. Je regardais Sara qui semblait impassible, et comme elle se levait je suivis le mouvement, en souriant de mon intuition hasardeuse et erronée sur l’âge du docteur :  on pouvait avoir des clichés sur un échographiste.

La salle d’examens, elle, était fidèle à l’image que je m’en faisais. Les écrans, les machines, le siège à roulette du docteur, la table sur laquelle était maintenant allongée Sara, et moi assis à côté, sur un tabouret. Aron avait rentré quelques données sur l’ordinateur, étalé le gel sur le ventre de Sara, il commençait à passer la sonde, tout en regardant l’écran. Rien de très lisible n’apparaissait pour l’instant. Nous ne voulons pas savoir le sexe, précisais-je, tout en essayant de deviner une forme sur l’écran, où commençaient à apparaitre des petites taches plus ou moins claires. Le Docteur Aron ne disait rien, bougeait la sonde à plusieurs endroits d’une main et, de l’autre, semblait effectuer des réglages avec sa machine. Il y a un problème Docteur ? demanda Sara d’une voix à peine audible, comme si la phrase était restée dans sa gorge. Aron fit un mouvement de tête furtif qui signifiait non – on sentait pourtant qu’il y avait quelque chose qui le contrariait. Il souffla et se tourna vers nous en disant : ne vous inquiétez pas, je vais réinitialiser la machine, il y a un problème d’écran je pense, c’est la première fois que je vois ça, juste un souci technique, on va arriver à le voir – et il lança vers nous son regard professionnel et apaisant, qui produisit immédiatement son effet antalgique.

Après quelques minutes silencieuses, les machines étaient à nouveau en état de marche et le docteur put reprendre son examen. Pour constater avec nous que le résultat était identique, malgré plusieurs tentatives de réglage infructueuses. Toujours pas de forme, juste ces petites taches et rien d’autre. Je suis vraiment désolé, c’est tout à fait indépendant de ma volonté, s’excusa Aron, un problème de machine, et je connais bien mon sujet mais je ne suis pas spécialiste informatique. Je vais demander à ce qu’on me donne une autre salle d’examen, je m’occupe de tout. Essuyez-vous et rhabillez-vous le temps que je mette ça en place, et on reprendra tranquillement. On pouvait déceler dans sa voix un soupçon d’agacement : la technique avait légèrement fissuré la belle assurance de Monsieur Parfait, et j’avoue que cela ne me déplaisait pas. Sans doute étais-je un peu jaloux – la revanche mesquine du gars standard aux yeux marrons.

Une longue heure et demie après, nous étions dans une autre salle, à vrai dire identique en tout point à la première. Nous échangeâmes quelques sourires satisfaits, heureux que les choses puissent reprendre leur cours normal et qu’enfin nous puissions voir. Voir notre enfant, voir que tout allait bien, s’émerveiller devant la pouvoir et la beauté de la vie. La main droite sur la sonde, la gauche sur le clavier de son écran, Aron entama le nouvel examen. Mais encore une fois, rien de lisible n’apparut vraiment. Il y avait toujours ces taches, en nombre, des cercles ou des ovales légèrement ondulés. Aron faisait des zooms, des clichés, approchait sa tête comme s’il essayait de discerner des choses derrière ces formes, tout en continuant à déplacer la sonde. Mais je remarquais que maintenant il restait plus longtemps sur certains endroits. On dirait… on sentait qu’il était perplexe, qu’il n’osait pas vraiment se prononcer. Il y eut un grand blanc, un silence que je décidai de rompre :

Quelque chose ne va pas Docteur ? Dites-nous…

On dirait, on dirait… on dirait des chips ! Et il tourna son regard vers nous, un regard qui n’avait plus rien de rassurant ou d’envoutant, non, un regard presque vide, absent. Il s’empressa d’ailleurs de le retourner vers son écran. Sara me regarda, ahurie, en détresse. J’élevai la voix : C’est une blague ! qu’est-ce que vous racontez ? Encore une histoire de machine ?

Non, non, je suis désolé, on m’a même certifié que l’autre écran n’avait pas de problème puisqu’un collègue a fait une échographie parfaite pendant que vous attendiez. Mais tout marche très bien, maintenant j’en suis certain, je connais mon métier, je vous assure, c’est très probant … et ce sont, enfin, ça ressemble à des chips.

Attendez-là, vous déraillez, lui dis-je d’une voix qui déraillait aussi, vous êtes tombé sur la tête, si c’est une blague entre collègues ou quoi, ce n’est pas drôle du tout ! 

Et là, étrangement, il retrouva son regard de professionnel imperturbable, en osant nous dire : c’est un constat, un fait, étayé par des clichés, par deux machines, deux échographies, c’est juste irréfutable et il va falloir vous y faire : vous attendez des chips. Plusieurs chips.

J’avais envie de lui envoyer mon tabouret à la figure, ce type était fou, complètement fou ! Ma femme, mon enfant, étaient entre les mains d’un fou irresponsable. Mais c’était terminé.

Viens chérie, rhabille-toi,  on s’en va.  Je la sentais anéantie, mais je n’allais pas la laisser longtemps dans cet état, on allait réagir, trouver un médecin normal, on rirait de tout ça plus tard ensemble. Mais là il fallait partir, vite.

En franchissant la porte de la salle, Aron eut le toupet de nous dire : n’oubliez pas de prendre vos clichés ! Fou jusqu’au bout.

Dans la voiture, pour ne pas laisser Sara dans sa détresse, je n’arrêtai pas de parler. On allait vite oublier ce grand malade, le dénoncer pour qu’il ne fasse pas d’autres dégâts. J’avais un collègue dont le cousin était radiologue, il nous trouverait quelqu’un, vite, on allait régler ça dans la semaine, même aujourd’hui, ou bien demain, il ne fallait pas s’inquiéter, tout allait rentrer dans l’ordre.

Arrivés à l’appartement, il était déjà 14h30 et  je proposai à Sara de manger un petit quelque chose, j’allais me débrouiller, il fallait qu’elle se repose. Elle me répondit qu’elle préférait s’en occuper, être active pour ne pas penser à tout ça , elle allait nous faire un encas – sauf que je la retrouvais dix minutes plus tard en sanglots, assise par terre, dans la cuisine, avec un placard grand ouvert, le placard où l’on rangeait les gâteaux apéros… et les chips. Que je m’empressai de jeter au fond de la poubelle.

Quelques tentatives maladroites de consolation et trois coups de fil plus tard, mon collègue me rappelait pour me donner le nom d’un gynécologue obstétricien de confiance, conseillé par son cousin radiologue, on pouvait même appeler de sa part pour avoir un rendez-vous rapide.

Deux jours plus tard, nous étions donc reçus par le docteur Hizar. Une sommité d’après ce que j’avais pu vérifier sur le net. En pointe sur tout ce qui concernait l’échographie prénatale, donnant des conférences, faisant partie d’un comité de référence sur les bonnes pratiques du métier. Lui avait des cheveux blancs, c’était déjà ça. Et des yeux marrons comme tout le monde, pas comme ce dégénéré de docteur Aron qui, je l’espérais, devait avoir dès à présent cessé son activité – si mes lettres recommandées au conseil de l’ordre et au centre de radiologie où il exerçait avaient eu un quelconque effet.

Hizar prit soin, avant de commencer l’examen, de poser des questions à Sara, sans aucun effet de charme ou d’enveloppement :  c’était simple, clair, franc, attentionné. J’aimai tout de suite cet homme et je savais déjà que nous sortirions complètement rassérénés de notre rendez-vous. Avec en plus la certitude pour Sara d’être accompagné jusqu’au terme par la personne qu’il fallait. Il sourit en levant les yeux au ciel quand nous évoquâmes rapidement l’histoire des chips, nous réconfortant aussi sur ce point et le balayant rapidement pour « laisser tomber les élucubrations et passer aux choses sérieuses » comme il le dit si bien.

Sara s’allongeât sur la table d’examen, le docteur posa la sonde sans regarder l’écran tout de suite. Il prit le temps de s’adresser d’abord à notre bébé en regardant le ventre de Sara : alors, voyons, qu’est-ce que tu as à nous raconter ? Il leva ensuite son regard vers nous comme pour nous inviter à nous connecter vraiment à ce moment, avant de voir apparaitre sur l’écran… des taches, des taches rondes, rondes ondulées … comme la fois précédente.

Hizar ne broncha pas. Il sembla dans un premier temps répéter sa routine, puis il se mit à déplacer frénétiquement la sonde sur le ventre de Sara, comme s’il voulait absolument chercher et trouver autre chose, ailleurs. Mais quoi qu’il fasse on ne voyait que ces formes rondes, de plus en plus nombreuses. Et il n’y avait pas un bruit, juste un silence à briser le cœur, le cœur d’un enfant qu’on aurait voulu entendre mais qui n’était pas là, non puisque dans le ventre de Sara, il y avait… « des chips… dit le Docteur Hizar. Il était maintenant tourné vers nous avec toute la compassion du monde. Je confirme le diagnostic de mon confrère, je comprends que cela soit très déstabilisant, mais je vous dois d’être honnête, c’est ma responsabilité, vous attendez des chips ».

Durant le trajet du retour, nous n’avons pas décroché un mot. Je me sentais juste abasourdi. Et Sara, ma Sara, était silencieuse. Mais je la connaissais bien et je pouvais entendre sa colère sourdre – je ne pensais pas qu’arrivés à la maison, elle se dirigerait contre moi.

«  Les frites hein ?  me dit-elle tout à coup alors que j’étais assis dans le salon. Je la regardais interloqué, qu’est-ce qu’elle voulait dire, les frites ? Tu aimes ça hein les frites ! Toute ta vie, ta mère elle t’en a gavé, elle t’en a donné, elle en a fait des frites à son petit chouchou de Bruxelles, hein des bonnes frites belges…  Et la petite Sara aussi pour faire plaisir à son chéri, elle en a fait et elle en a bouffé des frites, au moins trois fois par semaine ! Et je ne compte même pas au boulot avec tes collègues le midi, hein, je suis sûr que tu t’es gavé, si ça se trouve tous les jours même, sept fois, huit fois, dix fois, dix fois dans la semaine des frites, des frites pour Monsieur, le beau petit bébé enrobé bien belge avec ses frites ! C’est culturel, hein, c’est ça, tu vas me dire que c’est culturel ? Eh bien tu vois le résultat ! Il est beau le résultat ! Du sperme à frite, de l’ADN de patate !

Elle était en pleine crise de nerfs, elle racontait absolument n’importe quoi ! Il était préférable de ne pas lui répondre. Mes origines belges ou le fait que oui, j’adore les frites, cela n’avait rien à voir avec ce qui lui arrivait – enfin, ce qui nous arrivait. Et puis je n’étais pas médecin moi, ni psy, je ne savais pas ce qui avait pu se passer, c’était quoi ces explications délirantes qu’elle allait chercher, comme si moi je lui parlais de son goût pour le rosé et des apéros du soir, quasi rituels, systématiques, avec les petits gâteaux salés qui vont avec, n’importe quoi ! Mais bon, il fallait que je reste calme, que je puisse moi aussi retrouver mes esprits. Et après tout je pouvais comprendre, la situation était tellement terrifiante qu’il fallait pouvoir se rattacher à une explication rationnelle.

En attendant, je me rendais compte que pendant des semaines  j’avais parlé tendrement à des chips, essayé d’établir le contact et d’éveiller en elles un sentiment de filiation, tenter de les sentir bouger en posant ma tête et ma main sur le ventre de ma compagne.

Mais le pire était à venir, le lendemain matin, au réveil. Sara était assise dans le lit, un coussin sur le ventre serré dans ses bras. Nous ne nous étions pas adressés la parole depuis sa crise de nerfs, et à l’avoir sentie s’agiter et se retourner toute la nuit je savais qu’elle n’avait pas dormi. Comme moi. Je l’ai regardée, j’ai tout doucement posé ma main sur son bras. Elle a tourné la tête vers moi et elle m’a dit , le plus sérieusement du monde : tu sais, j’ai bien réfléchi… je veux les garder.