La Société des Bains de Morts
La lumière scintillait sur la mer. Nous étions ma sœur et moi sur le belvédère qui surplombait l’embarcadère, attendant qu’on vienne nous chercher.
– C’est un peu comme les étoiles, non ? Quand elles brillent on dit qu’il y en a une pour chaque personne disparue sur terre. Eh bien nous pourrions dire la même chose : chaque scintillement correspond à une personne disparue, sauf qu’ici elles sont sous la mer, enfin peut-être – bonjour, je suis Jean, votre assistant, suivez-moi.
Nous prîmes nos sacs et descendîmes avec lui, vers la mer, par un sentier étroit et ombragé, bordé de pins et de cactus. Arrivés à l’embarcadère, l’homme nous désigna un petit bâtiment blanc, abritant des cabines.
– Allez vous changer, je vous attends sur le bateau. On vous a expliqué le protocole, mais si vous avez des questions, n’hésitez pas.
Nous allâmes dans les cabines enfiler nos maillots et, par-dessus, les combinaisons que la société nous avaient données, avant de retrouver notre guide sur le bateau – une sorte de grand zodiac qu’utilisent généralement les centres de plongée. Il y avait deux autres hommes à bord.
L’homme à la proue largua les amarres et le bateau commença à glisser tout doucement, très lentement, presque sans bruit.
– C’est un moteur électrique, vous avez vu ; il est très silencieux, c’est mieux pour le respect non ? Assis à nos côtés, Jean nous regardait avec un sourire, plein d’une compassion qui ne semblait pas exagérée.
– Vous savez que vous pouvez renoncer à n’importe quel moment, il n’y a pas de honte. En théorie, ce n’est déjà pas facile mais on peut comprendre l’idée. Sauf qu’après, quand on entre dans l’eau et qu’on est confronté à la réalité, c’est autre chose. Il y a les voix, bien sûr, on vous a parlé des voix, un peu comme celles des sirènes, mais le plus dur ce sont les mains qui vous frôlent, comme si elles cherchaient à vous toucher. Et il y a des endroits où ce sont presque des forets de bras, enfin je veux dire des bancs entiers, un peu comme des algues, vous voyez quoi ? Mais ne paniquez pas, rappelez -vous qu’elles ne font rien que vous effleurer, elles ne vous agrippent pas. Vous connaissez les trains fantômes, dans les attractions ? Dites- vous que c’est un peu pareil, enfin si j’ose dire, parce que nous c’est sérieux. Et puis n’oubliez pas sur la combinaison vous avez vos sensomètres. On vous a bien expliqué aussi, ça mesure la sensibilité et le degré de compatibilité potentielle, pour vous aider à retrouver ceux que vous cherchez. Bon, il n’y a pas de garantie, hein, on vous a bien dit, il y a trop de monde hélas maintenant là-dessous, mais plus l’aiguille du sensomètre va vers le haut plus ça augmente les possibilités que vous tombiez sur un des vôtres – ah, attendez…
Le marin à l’avant était penché, il semblait observer ou guetter quelque chose, quand d’un mouvement soudain, il sortit de l’eau une masse sombre et la jeta sur le pont, pas loin de nos pieds. Un gros poissons marron, tout flasque, presque informe. Nous eûmes un mouvement de recul mais Jean se leva devant nous, comme pour nous protéger.
– Ce n’est rien, ne vous inquiétez pas, un petit requin Pélissandre, ils ne sont pas dangereux, il n’y a pas vraiment de poissons dangereux ici enfin… Il y a quelques requins Regrets et quelques requins Remords, ils peuvent vous tourner autour mais ils n’attaquent pas – parfois ils effraient les gens quand même. C’est pour ça qu’on préfère les enlever quand il y en a dans le secteur mais on les rejette plus loin. Le Pélissandre, ça va, on peut le rejeter, tout de suite. José vas-y s’il te plait.
Je remarquai alors que José avait des marques bizarres sur les bras, et je demandai à Jean ce que c’était.
– Oui bon, les requins Regrets ça pince parfois, et les Remords bien sûr ça mord mais comme ils n’ont plus de dents, je vous le disais, ce n’est pas dangereux. C’est José qui s’en occupe ici, il est un peu plus exposé, mais vous voyez bien, rien de très méchant. Ah, je crois qu’on arrive sur une zone, vous pouvez commencer à regarder, on voit bien ici, si vous observez, il commence à y avoir de beaux bancs de bras.
Effectivement, l’eau était transparente et l’on voyait très bien les fonds. Depuis l’histoire de la grande évaporation, le niveau de la mer avait considérablement baissé et, alors que nous étions à plus d’une centaine de mètres de l’embarcadère, on pouvait aisément le constater. Le bateau, avançant toujours au ralenti, passait au-dessus de fonds sableux et de temps en temps au-dessus de … c’était bien tel que Jean l’avait décrit et pourtant si difficile à concevoir : remuant comme des algues, au gré des courants – on distinguait clairement des bras en bouquets, étrangement blancs, comme si l’eau de mer les avaient délavés.
Je me sentais tout à coup moins sûr de moi; je regardais ma sœur : elle semblait fascinée et ne quittait pas l’eau du regard.
– Rien n’oblige hein, nous redit Jean.
– C’est que… dis-je, hésitant, je ne pensais pas qu’il y en avait autant.
– C’est qu’ici c’est protégé, vous savez, c’est même décrété Réserve Protégée par la Commission des Nations. Et notre société est vraiment très respectueuse de l’endroit, nous le considérons comme un sanctuaire, que rien ne doit troubler ou déranger. Ça doit rester calme, tranquille, et c’est pour cette raison que nous encadrons les visites et les recherches, vous voyez bien qu’on fait cela à petites doses, pas plus de trois bateaux par demi-journées. Madame, qu’est-ce que vous faites ?
Ma sœur était en train d’enlever sa combinaison. C’était pourtant elle qui au départ était la plus motivée, et à vrai dire je l’avais plus suivie par solidarité, ou tout simplement parce que je l’aimais. Mais vouloir entrer en contact avec des morts, tenter de retrouver notre grand frère disparu, dans ce cimetière immense aux tombes invisibles, cela me paraissait impossible – même si la Société des Bains de Morts offraient à ceux qui le désiraient une chance d’y parvenir – une chance infime mais réelle. J’allais lui dire que l’on pouvait attendre ou essayer plus tard, une autre fois, quand elle dit au guide :
– Je n’ai pas besoin de la combinaison.
– Mais, dedans il y a le sensomètre intégré, vous ne pouvez pas …
– Je n’ai pas besoin du sensomètre non plus, merci. Juste le masque et la bouteille.
– Mais euh, je ne sais pas, c’est la première fois que… bon, après tout, mais on reste tout le temps au-dessus de vous, vraiment très près, à vue, s’il y a le moindre problème, vous remontez.
– Ça ira, je suis sûre que ça ira.
Je connaissais ce regard, je l’avais déjà vu chez ma sœur. Je connaissais cette voix, et la volonté qui était dedans. Un murmure s’éleva de la mer.
– Ce sont les voix, dit Jean, on les entend d’ici parce que on doit être sur un très gros massif de bras… je ne sais pas si on vous a dit, ce ne sont pas vraiment des voix, enfin si, mais je veux dire il n’y a pas de paroles, ce sont des sons, un peu comme des chants ou des chœurs mais rien de compréhensible. Comme ceux qu’on entend là en ce moment dehors mais en plus fort, plus présent aussi. Mais ça peut varier en intensité d’un endroit à l’autre.
– Il faut qu’on y aille, maintenant, dit ma sœur en m’interrogeant du regard.
– Oui, on y va, je garde la combinaison.
Elle me sourit. Jean nous prodigua les dernières consignes : d’abord ne pas nager, juste s’habituer au frôlement des mains, à la sensation et aux voix, puis nager dans le massif mais rester toujours à côté l’un de l’autre, ne se séparer sous aucun prétexte, faire signe au moindre malaise, ne pas s’occuper des requins éventuels, et ne jamais tenter de prendre une main tendue et la tirer à soi, même si le voyant du sensomètre était au maximum.
– Vous ne voulez pas mettre la combinaison madame, vraiment ?
Mais ma sœur entrait déjà dans l’eau, tout en se tenant au bateau. Sans plus d’hésitation et sans pour autant me précipiter, je descendais à mon tour. Nous calâmes nos masques sur nos visages, prîmes quelques secondes pour nous habituer à l’oxygène de la bouteille et, nous prenant par la main, nous nous glissâmes sous l’eau.
On était loin du monde du silence. Mêlé à ma respiration amplifiée par l’embout et l’angoisse, il y avait toutes ces voix étranges qui semblaient nous appeler. Un chœur de complaintes sans réelle harmonie, des voix graves, des voix aigües, parfois même ce qui semblait être des voix d’enfants. L’émotion était trop forte, elle me paralysait.
Pour essayer d’avancer je me suis raccroché à des mots, aux « voix chères qui se sont tues » du poème de Verlaine, je me le suis récité. Et j’ai pu continuer, un temps. Jusqu’à ce que je sente les bras me toucher. J’aurais voulu à cet instant qu’un requin me happe, m’avale d’un coup, pas un requin remords ou regrets, non, un grand bon requin gueule ouverte, qui m’arrache à ma détresse d’homme noyé parmi les noyés, inconsolable parmi les inconsolables. Mais alors qu’à nouveau j’étais arrêté, assailli, oppressé par la douleur, à deux mètres sous l’eau comme si j’étais à deux mille mètres de profondeur, une main est venue prendre la mienne. Ma sœur, ma sœur bien sûr. Elle m’a regardé, puis du doigt a pointé l’aiguille du sensomètre sur ma combinaison. Presque au maximum. Se pouvait-il qu’aussi vite, nous soyons si près de ce que nous cherchions, de ce frère qui nous manquait tant ?
Nous nous sommes déplacés, vers l’avant, puis vers la droite, la gauche, puis en arrière mais l’intensité, toujours haute, ne variait pas. Nous sommes allés un peu plus loin, puis encore plus loin, partout le sensomètre indiquait la même valeur. J’ai pensé à un blocage, un dysfonctionnement de l’appareil. Avant de croiser derrière le masque le regard de ma sœur, et la pensée qui, au même moment, venait de nous harponner. Tous ces bras, ces mains tendues, toutes ces voix, tous ces chants étaient ceux des êtres que nous avions aimés, de près ou de loin, pour un regard, une chaleur, une chanson, un rire clair, un ciel partagé. J’ai pensé à cet instant qu’ils nous portaient comme l’eau nous portait.
Nous sommes remontés à la surface, puis sur le bateau. L’eau et l’air sur notre peau nous donnaient la sensation d’une étreinte, légère mais présente, un peu frissonnante. Le soleil nous a vite réchauffé, et c’était comme s’il la fixait sur notre corps. Jean a fait demi-tour, et j’ai laissé ma main glisser sur la mer, dans une longue caresse d’adieu. J’avais gardé ma combinaison et le sensomètre, et je me suis aperçu qu’il continuait d’indiquer l’intensité maximum, alors que nous n’étions plus dans la zone des bancs. Arrivés à l’embarcadère, ma sœur est sortie du bateau la première et s’est dépêchée d’aller vers les cabines. J’étais encore un peu sonné par toutes les émotions vécues, j’ai mis du temps à me lever, et j’ai vu alors qu’à mesure que la distance qui nous séparait augmentait, l’aiguille du sensomètre baissait, baissait, baissait. J’ai crié : Liza ! Liza ! Attends-moi ! Et je me suis rapproché d’elle, sans même essayer de regarder à nouveau le sensomètre. Car je savais très bien ce que l’aiguille indiquait.