La Baigneuse à Donnant

Nous étions seuls à Donnant, c’était la fin du Printemps. Tu es entrée dans la mer. Lentement, si lentement, l’eau est froide en ce moment, je le sais je l’ai goûtée, avec mes pieds, avec mes pieds. Mais ce n’est pas seulement le froid, je le sais maintenant, comment tu entres dans la mer, je le sais, tu y entres infiniment.

Ce ne sont pas des manières, c’est une manière, une manière humaine de se reconditionner, à cet instant où tu es entre deux eaux. Il faut que doucement tout s’accorde, sans violence, sans trop de dérangement d’ailleurs tu as horreur qu’on vienne t’éclabousser, même quelques gouttes, quelques gouttes enfantines, espiègles, pas question, il faut te laisser, la laisser seule la baigneuse, non pas qu’elle soit dédaigneuse, mais. C’est du sacré. Comme quand on met du sel devant la porte. Tu entres dans l’eau tu es entre, c’est un passage, une lisière, tu n’as pas encore quitté la terre, tu la sens sous tes pieds, la terre est sable, il est doré, voilà voilà il est doré forcément c’est du sacré, alors tu elle avance –  je dis tu elle parce que je sais qu’à cet endroit je perds un peu de notre intimité. Tu ne m’appartiens plus tu appartiens au paysage, enfin non pas encore, tu appartiens plutôt au temps, au temps que tu mets comme on met un vêtement, et le temps ça ne se met pas n’importe comment, il faut être patient, et puis ça ne va pas à tout le monde, la patience et le temps. Toi quand tu entres dans l’eau tu attends tranquillement que le temps t’habille, qu’il monte à tes genoux, qu’il flirte à ton maillot, moi pendant ce temps je suis pendant, à te regarder, je te vois tu, je te vois tu devenir elle.

A droite de la plage, il y a je me rappelle le sentier qui monte; à gauche, il y a des gros rochers. Entre ces deux mondes, il y a la baigneuse qui entre dans la mer, ou bien est-ce la mer qui s’ouvre devant toi. Oui : la mer a ouvert la porte, de toute façon c’est toujours comme ça avec elle, on ne peut jamais que l’entrevoir. Tu es donc entrée. Tu nages et maintenant que ton corps est dans l’eau tu es dans le paysage, tu es la baigneuse de Donnant. Elle.

Tu, elle, nage régulièrement, résolument, corps dissout qui fait corps avec les éléments, le ciel est gris léger et la mer gris turquoise, elle nage régulièrement, résolument, elle s’approche de l’horizon, elle se fait point près de la ligne, et c’est un point de non-retour.

Sur la plage j’ai peur et je n’ai pas peur. Tu reviendras. Elle ne reviendra pas.

Elle,  je le sais, elle est l’humaine immuable. L’immensité est en elle, celle de l’orgueil et du désespoir. Toi, tu es protégée par mon seul regard, celui d’un peintre sans bras mais qui sait embrasser, c’est déjà ça. Au fait où sont mes bras, ah oui les voilà, je les avais laissés près de la serviette, celle que je porte à tes épaules quand tu ressors de l’eau, frissonnante, je te réchauffe mais je ne peux pas essuyer le temps, je ne peux pas me débarrasser de ce moment. Vingt ans après tu es près de moi, mais la baigneuse, elle,  nage toujours à Donnant.