L’Osselet Rouge

Allez savoir pourquoi à la rentrée la mode n’était plus aux billes. J’en avais gagnées pas mal l’année précédente. Et aussi des petits soldats, à la dégomme. C’était la première chose que j’avais mise dans mon cartable pour la rentrée : mon sac de billes et quelques soldats, des chevaliers que je n’aimais pas trop : épée cassée, couleur abimée, ou bien la position du personnage qui n’était pas en action – le genre de soldat qui meurt en premier dans les batailles, parce qu’il ne sert pas à grand chose. Je prenais donc plutôt ceux-là pour l’école, et je gardais mes préférés à la maison. Il y avait par exemple celui qui, bouclier en avant et épée levée, partait à la charge sans peur comme le chevalier Bayard. Un autre qui paraît les coups avec son bouclier pour mieux porter l’estocade ensuite. Et surtout, il y avait mon chevalier d’argent. Celui avec la lance et le grand bouclier rectangulaire, magnifiquement décoré d’un dragon rouge, des armes qu’on retrouvait sur la robe de son cheval. Pour rien au monde je ne l’aurais mis en jeu – même pour un sac de billes à gros calots.

Je savais de toute façon que mes chevaliers un peu plus abimés pouvaient quand même intéresser des copains. Sauf qu’à la récré ils n’ont pas sorti leur sac de billes. Non. Ils ont sorti des boites avec des osselets. Quatre osselets argentés et un osselet rouge. Ce n’était pas la première fois que j’en voyais, il y avait eu quelques parties dans la cour l’année précédente, mais ça n’avait pas vraiment pris. Pour moi en tout cas c’était clair. Les osselets étaient beaucoup moins excitants. Bien sur il y avait un défi d’adresse pour montrer qui était le meilleur. Mais pas de soldats ou de billes à gagner.

Il faut dire que mes premiers essais n’avaient pas été très concluants. J’arrivais à peu près à ramasser les premiers osselets, mais les lancer et tout récupérer à la volée, ce n’était pas mon fort. La plupart de mes copains s’y étaient mis et jouaient mieux que moi. Et même si je pouvais trouver quelques élèves qui étaient d’accord pour encore jouer à la dégomme, c’étaient des plus jeunes, du cours élémentaire. La honte.

J’ai vite compris que c’était ça l’enjeu. Les billes, maintenant, on laissait ça aux plus petits. Les osselets, c’était pour les grands, les vrais. Il fallait que je m’y mette, et sérieusement. Le souci, c’était que je n’en avais pas. Et qu’il fallait à tout prix que je m’entraine. C’était urgent.

La boite coutait deux francs cinquante au Monoprix du coin – mais j’avais dépensé tout mon argent de poche pendant les vacances. A vrai dire, j’avais même obtenu une avance pour une boite de chevaliers : deux rangées de cinq soldats, panache rouge contre panache bleu, avec des boucliers, des haches et, plus rare, un soldat avec une masse d’armes.  Parfait pour compléter ma collection et garnir les troupes de mes prochaines batailles. Avec les rouges que je pourrais mettre au service de mon chevalier d’argent. Mais bon, l’ensemble était un peu cher, l’équivalent de trois mois d’argent de poche – donc je n’aurais rien avant… novembre !

Je ne pouvais pas attendre si longtemps. J’avais bien vu en jouant avec les autres que j’étais trop mauvais pour gagner des boites  – car parfois dans la cour, ça commençait à jouer gros et les meilleurs piquaient leurs osselets aux autres. Il me fallait ma boite, le plus vite possible.

J’ai pensé aux centimes. Il m’en fallait 250. C’était possible de les réunir, peut-être même avant la Toussaint. Le jeudi j’avais le droit à mon pain au chocolat, j’allais le prendre à la boulangerie. En choisissant un croissant à la place, cela me ferait déjà gagner 5 centimes. Et comme ma mère me demandait de plus en plus de faire des petites courses, je pouvais discrètement garder 5 ou 10 cm, par ci par là. J’aurais pu prendre plus dans son porte-monnaie, 20 ou 50 centimes, un franc ! Mais là ça devenait du vol,  je ne voulais pas. Je trouvais que c’était mal.

Bizarrement j’avais moins de problèmes de conscience avec les petits centimes, même si cela prenait un peu plus de temps. Avant la fin septembre, j’avais un sac plein de petites pièces, 1, 2, 5,10 centimes, en tout ça me faisait déjà un franc 70.  J’étais presque à la moitié !  Je passais devant le petit rayon où il y avait les boites d’osselets au Monoprix, elles étaient là, elles m’attendaient, et heureusement le prix n’avait pas changé. Il y avait des boites avec des variations de couleurs, quatre osselets toujours argentés mais le cinquième bleu, vert, ou jaune. Il n’y avait pas d’hésitation à avoir : je voulais le rouge bien sût, celui qui était le plus respecté dans la cour. Comme j’avais peur des ruptures de stocks, je passais vérifier de temps en temps, voir s’il en restait. Un jour, inquiet d’en voir disparaître, je me suis même enhardi en faisant une petite manipulation rapide dans le rayon : j’ai caché les boites rouges derrière les autres, sous l’œil méfiant de la dame qui tenait la caisse au bout de l’allée.

A la récré, j’avais arrêté les billes, à contre cœur mais je n’avais pas le choix. Hères, Dao et Méchoulam, mes meilleurs copains, me laissaient de temps en temps m’entrainer. Dao surtout, un des meilleurs à ce jeu, vif, habile, impressionnant. Il me montrait des trucs, m’expliquait les différentes façons de jouer. Mais les récrés étaient trop courtes, il fallait vraiment que je puisse m’entrainer chez moi. Le sac de centimes se remplissait, petit à petit, parfois 20 centimes en une journée… puis rien le lendemain. Mais je n’étais plus très loin – et en même temps de plus en plus inquiet, à passer chaque jour de la semaine au Monoprix pour vérifier qu’il y avait toujours au moins une boite avec l’osselet rouge.

Enfin, un mercredi soir avant de me coucher, j’ai compté, recompté même – il y avait tellement de pièces que je ne voulais pas me tromper, mais non, j’avais quasiment réuni la somme : deux francs 45 centimes ! Avec les 5 centimes que j’allais gagner le lendemain en prenant le croissant à la place du pain au chocolat, c’était bon. J’allais pouvoir acheter ma boite, ma boite d’osselets à moi. Et comme on serait jeudi, il n’y avait pas école : j’allais avoir toute la journée pour m’entrainer.

Le lendemain, je suis entré dans le Monoprix comme si j’étais César passant sous un arc de triomphe. Je n’avais pas Vercingétorix avec moi, non, juste un gros sac transparent de centimes, pour un total de deux francs cinquante, qu’on se le dise. Je suis allé en souriant prendre ma boite, celle avec l’osselet rouge, et je me suis rendu fièrement au bout de l’allée vers la caissière. Je lui ai tendu la boite, elle a tapé le prix sur sa caisse enregistreuse et elle et m’a dit : c’est deux francs cinquante. Alors, presque solennellement,  j’ai levé mon sac de pièces vers elle pour le lui donner.

Qu’est-ce que c’est ? A-t-elle demandé en fronçant les sourcils.

Les deux francs cinquante ! Lui ai-je répondu avec la force de l’évidence.

Ah ben non, on prend pas les centimes comme ça.

Et elle a tourné sur son fauteuil pour faire face à sa caisse, a rangé ma boite dans un coin, sous une étagère, me laissant avec mon sac de pièces et ma gorge nouée.

Ce n’était pas possible. Ce n’était pas juste ! La boite coutait deux francs cinquante et j’avais deux francs cinquante ! Ils étaient là, au bout de mon bras, on les voyait, on les sentait, ça pesait lourd. Tout le poids du temps passé à réunir les pièces, à échafauder des stratagèmes, à venir vérifier dans les rayons, à compter le soir, à regarder les autres jouer à la récré et à freiner mon impatience comme un chevalier retient son cheval avant d’entrer en lice, à mettre au pas mon envie.

J’aurais voulu lui dire tout ça mais rien, rien n’est sorti.  J’ai juste senti, à la place des mots, le sang qui me montait à la tête, le rouge qui m’envahissait le corps, rouge comme l’osselet de la boite.

Je ne sais pas combien de temps mon bras tendu avec au bout le sac de centimes est resté figé, avant de s’abaisser le long de mon corps. Je me suis vu me tourner et remonter le long de l’allée, passer comme au ralenti devant les boites. M’arrêter. Les regarder une dernière fois. Et là, je ne sais pas ce qui m’a pris, j’ai jeté un regard furtif vers la caissière, j’ai vu qu’elle ne m’observait pas. Alors j’ai saisi une boite aussi rapidement que Dao saisissait les osselets sur le goudron de la cour, et je l’ai glissée dans ma poche.

J’ai accéléré le pas, je suis sorti du magasin et j’ai remonté la rue. Petit à petit mon cœur a repris un rythme normal, le rouge en moi a laissé place à un sentiment énorme, triomphant : celui de la justice. Oui, j’avais eu raison. Oui, je pouvais même être fier. J’avais eu du courage. J’avais réparé une injustice. Et, dans ma tête, j’ai su immédiatement que le chevalier d’argent était d’accord avec moi.

3 commentaires

  1. dominiqueweill · avril 4, 2022

    Moi, ce que j’ai volé de plus important c’est une boîte de plumes à Prisunic. Je comprends l’émotion…

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  2. dominiqueweill · avril 4, 2022

    Un peu tard. Il y a prescription.

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