C’était la première échographie et je l’attendais dans un état d’excitation joyeuse. Presque plus que Sara, qui trouvait que j’en faisais trop – peut-être parce que chez elle il y avait une part d’anxiété qui l’empêchait de profiter pleinement du moment, c’est ce que j’imaginais. Je ne pouvais pas me mettre à sa place, vraiment pas, et j’avais beau être proche, caresser ou poser délicatement ma tête contre son ventre, parler au bébé, essayer de le sentir bouger, je savais que je ne saurais jamais. C’est sûrement pour cette raison que l’échographie me mettait en joie : voir notre bébé était une expérience qu’on allait partager ensemble, complètement, intensément, et contrairement à Sara je n’avais pas peur. Il n’y avait aucune raison d’avoir peur. Nous étions en bonne santé, il n’y avait pas d’antécédents qui puissent nous alarmer dans nos familles, bien au contraire. Les albums étaient pleins de poupons bien en chair et rieurs, nos mères évoquaient pour leurs progénitures des poids et des mensurations très respectables, sans doute un peu exagérés avec le temps. Le docteur Aron, le gynécologue qui suivait Sara, était un médecin sérieux, conseillé par deux de ses amies. Elle avait une totale confiance en lui et était heureuse qu’il pratique l’échographie.
Je pensais à tout cela dans la salle d’attente, assis à côté de Sara, quand il vint nous chercher. Je ne sais pas pourquoi je m’attendais à voir un homme aux cheveux blancs. Je m’étais complètement trompé. Le Docteur Aron était un homme vraiment très jeune, presque trop beau. Un peu comme certains acteurs qui jouent les internes dans les séries hospitalières. Et il avait bien sûr les yeux bleus, le sourire qui engage et qui rassure, qui vous enveloppe, presque magnétique. Je regardais Sara qui semblait impassible, et comme elle se levait je suivis le mouvement, en souriant de mon intuition hasardeuse et erronée sur l’âge du docteur : on pouvait avoir des clichés sur un échographiste.
La salle d’examens, elle, était fidèle à l’image que je m’en faisais. Les écrans, les machines, le siège à roulette du docteur, la table sur laquelle était maintenant allongée Sara, et moi assis à côté, sur un tabouret. Aron avait rentré quelques données sur l’ordinateur, étalé le gel sur le ventre de Sara, il commençait à passer la sonde, tout en regardant l’écran. Rien de très lisible n’apparaissait pour l’instant. Nous ne voulons pas savoir le sexe, précisais-je, tout en essayant de deviner une forme sur l’écran, où commençaient à apparaitre des petites taches plus ou moins claires. Le Docteur Aron ne disait rien, bougeait la sonde à plusieurs endroits d’une main et, de l’autre, semblait effectuer des réglages avec sa machine. Il y a un problème Docteur ? demanda Sara d’une voix à peine audible, comme si la phrase était restée dans sa gorge. Aron fit un mouvement de tête furtif qui signifiait non – on sentait pourtant qu’il y avait quelque chose qui le contrariait. Il souffla et se tourna vers nous en disant : ne vous inquiétez pas, je vais réinitialiser la machine, il y a un problème d’écran je pense, c’est la première fois que je vois ça, juste un souci technique, on va arriver à le voir – et il lança vers nous son regard professionnel et apaisant, qui produisit immédiatement son effet antalgique.
Après quelques minutes silencieuses, les machines étaient à nouveau en état de marche et le docteur put reprendre son examen. Pour constater avec nous que le résultat était identique, malgré plusieurs tentatives de réglage infructueuses. Toujours pas de forme, juste ces petites taches et rien d’autre. Je suis vraiment désolé, c’est tout à fait indépendant de ma volonté, s’excusa Aron, un problème de machine, et je connais bien mon sujet mais je ne suis pas spécialiste informatique. Je vais demander à ce qu’on me donne une autre salle d’examen, je m’occupe de tout. Essuyez-vous et rhabillez-vous le temps que je mette ça en place, et on reprendra tranquillement. On pouvait déceler dans sa voix un soupçon d’agacement : la technique avait légèrement fissuré la belle assurance de Monsieur Parfait, et j’avoue que cela ne me déplaisait pas. Sans doute étais-je un peu jaloux – la revanche mesquine du gars standard aux yeux marrons.
Une longue heure et demie après, nous étions dans une autre salle, à vrai dire identique en tout point à la première. Nous échangeâmes quelques sourires satisfaits, heureux que les choses puissent reprendre leur cours normal et qu’enfin nous puissions voir. Voir notre enfant, voir que tout allait bien, s’émerveiller devant la pouvoir et la beauté de la vie. La main droite sur la sonde, la gauche sur le clavier de son écran, Aron entama le nouvel examen. Mais encore une fois, rien de lisible n’apparut vraiment. Il y avait toujours ces taches, en nombre, des cercles ou des ovales légèrement ondulés. Aron faisait des zooms, des clichés, approchait sa tête comme s’il essayait de discerner des choses derrière ces formes, tout en continuant à déplacer la sonde. Mais je remarquais que maintenant il restait plus longtemps sur certains endroits. On dirait… on sentait qu’il était perplexe, qu’il n’osait pas vraiment se prononcer. Il y eut un grand blanc, un silence que je décidai de rompre :
Quelque chose ne va pas Docteur ? Dites-nous…
On dirait, on dirait… on dirait des chips ! Et il tourna son regard vers nous, un regard qui n’avait plus rien de rassurant ou d’envoutant, non, un regard presque vide, absent. Il s’empressa d’ailleurs de le retourner vers son écran. Sara me regarda, ahurie, en détresse. J’élevai la voix : C’est une blague ! qu’est-ce que vous racontez ? Encore une histoire de machine ?
Non, non, je suis désolé, on m’a même certifié que l’autre écran n’avait pas de problème puisqu’un collègue a fait une échographie parfaite pendant que vous attendiez. Mais tout marche très bien, maintenant j’en suis certain, je connais mon métier, je vous assure, c’est très probant … et ce sont, enfin, ça ressemble à des chips.
Attendez-là, vous déraillez, lui dis-je d’une voix qui déraillait aussi, vous êtes tombé sur la tête, si c’est une blague entre collègues ou quoi, ce n’est pas drôle du tout !
Et là, étrangement, il retrouva son regard de professionnel imperturbable, en osant nous dire : c’est un constat, un fait, étayé par des clichés, par deux machines, deux échographies, c’est juste irréfutable et il va falloir vous y faire : vous attendez des chips. Plusieurs chips.
J’avais envie de lui envoyer mon tabouret à la figure, ce type était fou, complètement fou ! Ma femme, mon enfant, étaient entre les mains d’un fou irresponsable. Mais c’était terminé.
Viens chérie, rhabille-toi, on s’en va. Je la sentais anéantie, mais je n’allais pas la laisser longtemps dans cet état, on allait réagir, trouver un médecin normal, on rirait de tout ça plus tard ensemble. Mais là il fallait partir, vite.
En franchissant la porte de la salle, Aron eut le toupet de nous dire : n’oubliez pas de prendre vos clichés ! Fou jusqu’au bout.
Dans la voiture, pour ne pas laisser Sara dans sa détresse, je n’arrêtai pas de parler. On allait vite oublier ce grand malade, le dénoncer pour qu’il ne fasse pas d’autres dégâts. J’avais un collègue dont le cousin était radiologue, il nous trouverait quelqu’un, vite, on allait régler ça dans la semaine, même aujourd’hui, ou bien demain, il ne fallait pas s’inquiéter, tout allait rentrer dans l’ordre.
Arrivés à l’appartement, il était déjà 14h30 et je proposai à Sara de manger un petit quelque chose, j’allais me débrouiller, il fallait qu’elle se repose. Elle me répondit qu’elle préférait s’en occuper, être active pour ne pas penser à tout ça , elle allait nous faire un encas – sauf que je la retrouvais dix minutes plus tard en sanglots, assise par terre, dans la cuisine, avec un placard grand ouvert, le placard où l’on rangeait les gâteaux apéros… et les chips. Que je m’empressai de jeter au fond de la poubelle.
Quelques tentatives maladroites de consolation et trois coups de fil plus tard, mon collègue me rappelait pour me donner le nom d’un gynécologue obstétricien de confiance, conseillé par son cousin radiologue, on pouvait même appeler de sa part pour avoir un rendez-vous rapide.
Deux jours plus tard, nous étions donc reçus par le docteur Hizar. Une sommité d’après ce que j’avais pu vérifier sur le net. En pointe sur tout ce qui concernait l’échographie prénatale, donnant des conférences, faisant partie d’un comité de référence sur les bonnes pratiques du métier. Lui avait des cheveux blancs, c’était déjà ça. Et des yeux marrons comme tout le monde, pas comme ce dégénéré de docteur Aron qui, je l’espérais, devait avoir dès à présent cessé son activité – si mes lettres recommandées au conseil de l’ordre et au centre de radiologie où il exerçait avaient eu un quelconque effet.
Hizar prit soin, avant de commencer l’examen, de poser des questions à Sara, sans aucun effet de charme ou d’enveloppement : c’était simple, clair, franc, attentionné. J’aimai tout de suite cet homme et je savais déjà que nous sortirions complètement rassérénés de notre rendez-vous. Avec en plus la certitude pour Sara d’être accompagné jusqu’au terme par la personne qu’il fallait. Il sourit en levant les yeux au ciel quand nous évoquâmes rapidement l’histoire des chips, nous réconfortant aussi sur ce point et le balayant rapidement pour « laisser tomber les élucubrations et passer aux choses sérieuses » comme il le dit si bien.
Sara s’allongeât sur la table d’examen, le docteur posa la sonde sans regarder l’écran tout de suite. Il prit le temps de s’adresser d’abord à notre bébé en regardant le ventre de Sara : alors, voyons, qu’est-ce que tu as à nous raconter ? Il leva ensuite son regard vers nous comme pour nous inviter à nous connecter vraiment à ce moment, avant de voir apparaitre sur l’écran… des taches, des taches rondes, rondes ondulées … comme la fois précédente.
Hizar ne broncha pas. Il sembla dans un premier temps répéter sa routine, puis il se mit à déplacer frénétiquement la sonde sur le ventre de Sara, comme s’il voulait absolument chercher et trouver autre chose, ailleurs. Mais quoi qu’il fasse on ne voyait que ces formes rondes, de plus en plus nombreuses. Et il n’y avait pas un bruit, juste un silence à briser le cœur, le cœur d’un enfant qu’on aurait voulu entendre mais qui n’était pas là, non puisque dans le ventre de Sara, il y avait… « des chips… dit le Docteur Hizar. Il était maintenant tourné vers nous avec toute la compassion du monde. Je confirme le diagnostic de mon confrère, je comprends que cela soit très déstabilisant, mais je vous dois d’être honnête, c’est ma responsabilité, vous attendez des chips ».
Durant le trajet du retour, nous n’avons pas décroché un mot. Je me sentais juste abasourdi. Et Sara, ma Sara, était silencieuse. Mais je la connaissais bien et je pouvais entendre sa colère sourdre – je ne pensais pas qu’arrivés à la maison, elle se dirigerait contre moi.
« Les frites hein ? me dit-elle tout à coup alors que j’étais assis dans le salon. Je la regardais interloqué, qu’est-ce qu’elle voulait dire, les frites ? Tu aimes ça hein les frites ! Toute ta vie, ta mère elle t’en a gavé, elle t’en a donné, elle en a fait des frites à son petit chouchou de Bruxelles, hein des bonnes frites belges… Et la petite Sara aussi pour faire plaisir à son chéri, elle en a fait et elle en a bouffé des frites, au moins trois fois par semaine ! Et je ne compte même pas au boulot avec tes collègues le midi, hein, je suis sûr que tu t’es gavé, si ça se trouve tous les jours même, sept fois, huit fois, dix fois, dix fois dans la semaine des frites, des frites pour Monsieur, le beau petit bébé enrobé bien belge avec ses frites ! C’est culturel, hein, c’est ça, tu vas me dire que c’est culturel ? Eh bien tu vois le résultat ! Il est beau le résultat ! Du sperme à frite, de l’ADN de patate !
Elle était en pleine crise de nerfs, elle racontait absolument n’importe quoi ! Il était préférable de ne pas lui répondre. Mes origines belges ou le fait que oui, j’adore les frites, cela n’avait rien à voir avec ce qui lui arrivait – enfin, ce qui nous arrivait. Et puis je n’étais pas médecin moi, ni psy, je ne savais pas ce qui avait pu se passer, c’était quoi ces explications délirantes qu’elle allait chercher, comme si moi je lui parlais de son goût pour le rosé et des apéros du soir, quasi rituels, systématiques, avec les petits gâteaux salés qui vont avec, n’importe quoi ! Mais bon, il fallait que je reste calme, que je puisse moi aussi retrouver mes esprits. Et après tout je pouvais comprendre, la situation était tellement terrifiante qu’il fallait pouvoir se rattacher à une explication rationnelle.
En attendant, je me rendais compte que pendant des semaines j’avais parlé tendrement à des chips, essayé d’établir le contact et d’éveiller en elles un sentiment de filiation, tenter de les sentir bouger en posant ma tête et ma main sur le ventre de ma compagne.
Mais le pire était à venir, le lendemain matin, au réveil. Sara était assise dans le lit, un coussin sur le ventre serré dans ses bras. Nous ne nous étions pas adressés la parole depuis sa crise de nerfs, et à l’avoir sentie s’agiter et se retourner toute la nuit je savais qu’elle n’avait pas dormi. Comme moi. Je l’ai regardée, j’ai tout doucement posé ma main sur son bras. Elle a tourné la tête vers moi et elle m’a dit , le plus sérieusement du monde : tu sais, j’ai bien réfléchi… je veux les garder.