Le silence de l’eau

J’aime bien le silence qu’il y a maintenant. Les eaux ont fini de monter, la pluie a cessé de tomber. Et il n’y a plus l’agitation des jours derniers, avec le balai des hélicoptères, les gendarmes qui passent en bateau dans le village. Il y a eu des dégâts, c’est certain. De la fenêtre du grenier j’ai vu la maison des Gardin se faire emporter, avec tout le reste.

C’était impressionnant. Mais maintenant c’est calme. Tout le monde est parti, le niveau de l’eau est encore très haut, chez nous ça dépasse le premier étage. La maison en a deux, plus le grenier où j’ai ma chambre. Je n’ai rien dit quand les pompiers sont passés et ont crié pour voir s’il y avait quelqu’un. Je suis bien là où je suis, à l’abri. Je peux tenir encore un peu, j’avais le déjeuner et le goûter pour le collège dans mon sac. Après, on verra, ça finira bien par descendre. Mais là je veux profiter. J’ai l’impression que le village a été englouti et que je suis un scaphandrier dans mon grenier. J’aimerais bien. J’aimerais bien les deux. Que tout le village soit englouti, oui, comme ils le font parfois avec les barrages, et après on passe en bateau et on voit les toits des maisons sous l’eau, ou l’aiguille d’un clocher qui dépasse. Et oui j’aimerais bien être un scaphandrier, ou encore mieux un plongeur, passer par les fenêtres éventrées comme dans une épave, avec ma lampe torche, et peut-être trouver des trésors. Ou des cadavres, qui sait, il y en a peut-être. Moi je sais. Je sais où il y en a.

Je le sais parce qu’ils sont ici, dans la maison, en bas, à la cave. Mes parents. Ils sont descendus pour couper le compteur d’électricité, quand l’eau a commencé à monter. Ma mère était avec mon père, ils voulaient remonter des choses qui avaient de la valeur, pour qu’elles ne soient pas abimées. Ils m’ont même demandé de l’aide, parce que l’eau montait vraiment vite, plus vite qu’ils ne l’auraient imaginé. Je suis descendu une fois, j’ai remonté une caisse de bouteilles de vin. Et c’est là que j’y ai pensé. A fermer la porte, avec la clé et le cadenas, fermer la porte de la cave. Parce que mon père a la phobie des cambrioleurs, alors quand on bouge de la maison, on ferme aussi la porte de la cave, avec le cadenas qu’il a rajouté. Alors bon j’ai fermé les deux, c’était plus sûr. Je les ai entendus crier «  Fabien qu’est-ce que tu fous, ouvre ! », je n’ai pas répondu, je n’avais pas besoin de répondre, je me suis assis sur l’escalier qui monte au premier, quelques minutes.

Au début ils ont pris ça pour une mauvaise plaisanterie, il ont crié puis le ton a changé, ils ont menacé, ça allait barder, j’allais voir ce que j’allais voir. Ce que j’allais voir je l’avais déjà vu de toute façon, mais je sentais qu’ils commençaient à avoir peur, et ça m’a fait un peu plaisir. Bien sûr quand l’eau s’arrêterait j’allais prendre une dérouillée. Mais l’eau ne s’est pas arrêtée. Au contraire, elle n’arrêtait pas de rentrer dans la maison. Ils ont crié, tambouriné, gueulé, supplié, j’ai même cru entendre des excuses, l’eau montait toujours, et moi j’étais comme une statue. Non, j’étais comme un spectateur, enfin, je ne sais pas, je ne pouvais rien faire. Il y avait des petites fenêtres dans la cave, au niveau de l’entresol, mais elles étaient sûrement trop étroites pour que mes parents passent, et puis il y avait des grilles, pour les voleurs bien sûr. Non. Il fallait que j’ouvre la porte pour les faire sortir, il n’y avait que cette solution, il n’y avait que moi, mais il ne fallait pas que j’attende trop car après ça deviendrait impossible. Ils seraient piégés. Et personne ne pouvait les entendre, même moi je commençais à avoir un peu de mal, avec tout le vacarme autour. Je suis monté plus haut dans l’escalier car l’eau est venue presque au milieu du rez-de-chaussée, les parents devaient être derrière la porte, j’entendais des cris, toujours, et aussi des grands boums, ils devaient essayer de la défoncer avec des outils. Toute la maison bougeait, tremblait, et il y avait le bruit des flots, des coups de tonnerre, les cris. Tout à coup je me suis dit qu’il fallait que je monte au grenier, peut-être que j’aille sur le toit, en passant par le Vélux de ma chambre. J’y suis allé et j’ai fermé la porte, j’ai guetté l’eau qui montait et j’ai eu peur, encore plus peur que quand j’entendais résonner les pas de mon père, le soir, quand il montait dans l’escalier. Mais l’eau s’est arrêtée à ma porte, elle n’est pas entrée, j’ai compris qu’elle me disait qu’elle ne me ferait pas de mal, qu’elle était mon amie. Et alors c’est très bête mais cette fois je n’ai pas pu me retenir, j’ai pleuré. A mon tour j’ai déversé toute l’eau que je pouvais et qui était si longtemps restée retenue, et je me suis dit que c’était bien fait pour eux, que mes larmes c’étaient les petites gouttes d’eau qui allaient les engloutir définitivement, engloutir leur saloperie, engloutir les pas du père et le silence de ma mère, qu’ils l’avaient bien mérité. J’allais les noyer avec mes larmes, pour leur faire payer tout ça. Même pas, ce n’était pas moi, c’était l’eau, l’eau qui allait me venger, l’eau qui était venue à mon secours, enfin. Enfin.

J’ai entendu des bruits d’hélicoptère, aussi des voix qui criaient dans des haut-parleurs. Je me suis mis dans un coin de ma chambre, j’ai attendu que ça passe, qu’ils passent. Là, maintenant, c’est plus tranquille, ils ne sont pas encore entrés dans la maison pour voir. L’eau est en train de baisser. Dès que je pourrai ,j’irai déverrouiller la porte de la cave, sans l’ouvrir. Et je remonterai au grenier, j’attendrai qu’ils me trouvent, qu’ils me secourent, moi le survivant de la catastrophe, l’enfant sauvé des eaux mais qui a perdu ses parents, le pauvre, le pauvre enfant. Ils diront tout ça, ça fera du bruit, encore du bruit, puis un peu moins. Mais en attendant je veux profiter du silence, du silence de l’eau.

L’échographie

C’était la première échographie et je l’attendais dans un état d’excitation joyeuse. Presque plus que Sara, qui trouvait que j’en faisais trop – peut-être parce que chez elle il y avait une part d’anxiété qui l’empêchait de profiter pleinement du moment, c’est ce que j’imaginais. Je ne pouvais pas me mettre à sa place, vraiment pas, et j’avais beau être proche, caresser ou poser délicatement ma tête contre son ventre, parler au bébé, essayer de le sentir bouger, je savais que je ne saurais jamais. C’est sûrement pour cette raison que l’échographie me mettait en joie : voir notre bébé était une expérience qu’on allait partager ensemble, complètement, intensément, et contrairement à Sara je n’avais pas peur. Il n’y avait aucune raison d’avoir peur. Nous étions en bonne santé, il n’y avait pas d’antécédents qui puissent nous alarmer dans nos familles, bien au contraire. Les albums étaient pleins de poupons bien en chair et rieurs, nos mères évoquaient pour leurs progénitures des poids et des mensurations très respectables, sans doute un peu exagérés avec le temps. Le docteur Aron, le gynécologue qui suivait Sara, était un médecin sérieux, conseillé par deux de ses amies. Elle avait une totale confiance en lui et était heureuse qu’il pratique l’échographie.

Je pensais à tout cela dans la salle d’attente, assis à côté de Sara, quand il vint nous chercher. Je ne sais pas pourquoi je m’attendais à voir un homme aux cheveux blancs. Je m’étais complètement trompé. Le Docteur Aron était un homme vraiment très jeune, presque trop beau. Un peu comme certains acteurs qui jouent les internes dans les séries hospitalières. Et il avait bien sûr les yeux bleus, le sourire qui engage et qui rassure, qui vous enveloppe, presque magnétique. Je regardais Sara qui semblait impassible, et comme elle se levait je suivis le mouvement, en souriant de mon intuition hasardeuse et erronée sur l’âge du docteur :  on pouvait avoir des clichés sur un échographiste.

La salle d’examens, elle, était fidèle à l’image que je m’en faisais. Les écrans, les machines, le siège à roulette du docteur, la table sur laquelle était maintenant allongée Sara, et moi assis à côté, sur un tabouret. Aron avait rentré quelques données sur l’ordinateur, étalé le gel sur le ventre de Sara, il commençait à passer la sonde, tout en regardant l’écran. Rien de très lisible n’apparaissait pour l’instant. Nous ne voulons pas savoir le sexe, précisais-je, tout en essayant de deviner une forme sur l’écran, où commençaient à apparaitre des petites taches plus ou moins claires. Le Docteur Aron ne disait rien, bougeait la sonde à plusieurs endroits d’une main et, de l’autre, semblait effectuer des réglages avec sa machine. Il y a un problème Docteur ? demanda Sara d’une voix à peine audible, comme si la phrase était restée dans sa gorge. Aron fit un mouvement de tête furtif qui signifiait non – on sentait pourtant qu’il y avait quelque chose qui le contrariait. Il souffla et se tourna vers nous en disant : ne vous inquiétez pas, je vais réinitialiser la machine, il y a un problème d’écran je pense, c’est la première fois que je vois ça, juste un souci technique, on va arriver à le voir – et il lança vers nous son regard professionnel et apaisant, qui produisit immédiatement son effet antalgique.

Après quelques minutes silencieuses, les machines étaient à nouveau en état de marche et le docteur put reprendre son examen. Pour constater avec nous que le résultat était identique, malgré plusieurs tentatives de réglage infructueuses. Toujours pas de forme, juste ces petites taches et rien d’autre. Je suis vraiment désolé, c’est tout à fait indépendant de ma volonté, s’excusa Aron, un problème de machine, et je connais bien mon sujet mais je ne suis pas spécialiste informatique. Je vais demander à ce qu’on me donne une autre salle d’examen, je m’occupe de tout. Essuyez-vous et rhabillez-vous le temps que je mette ça en place, et on reprendra tranquillement. On pouvait déceler dans sa voix un soupçon d’agacement : la technique avait légèrement fissuré la belle assurance de Monsieur Parfait, et j’avoue que cela ne me déplaisait pas. Sans doute étais-je un peu jaloux – la revanche mesquine du gars standard aux yeux marrons.

Une longue heure et demie après, nous étions dans une autre salle, à vrai dire identique en tout point à la première. Nous échangeâmes quelques sourires satisfaits, heureux que les choses puissent reprendre leur cours normal et qu’enfin nous puissions voir. Voir notre enfant, voir que tout allait bien, s’émerveiller devant la pouvoir et la beauté de la vie. La main droite sur la sonde, la gauche sur le clavier de son écran, Aron entama le nouvel examen. Mais encore une fois, rien de lisible n’apparut vraiment. Il y avait toujours ces taches, en nombre, des cercles ou des ovales légèrement ondulés. Aron faisait des zooms, des clichés, approchait sa tête comme s’il essayait de discerner des choses derrière ces formes, tout en continuant à déplacer la sonde. Mais je remarquais que maintenant il restait plus longtemps sur certains endroits. On dirait… on sentait qu’il était perplexe, qu’il n’osait pas vraiment se prononcer. Il y eut un grand blanc, un silence que je décidai de rompre :

Quelque chose ne va pas Docteur ? Dites-nous…

On dirait, on dirait… on dirait des chips ! Et il tourna son regard vers nous, un regard qui n’avait plus rien de rassurant ou d’envoutant, non, un regard presque vide, absent. Il s’empressa d’ailleurs de le retourner vers son écran. Sara me regarda, ahurie, en détresse. J’élevai la voix : C’est une blague ! qu’est-ce que vous racontez ? Encore une histoire de machine ?

Non, non, je suis désolé, on m’a même certifié que l’autre écran n’avait pas de problème puisqu’un collègue a fait une échographie parfaite pendant que vous attendiez. Mais tout marche très bien, maintenant j’en suis certain, je connais mon métier, je vous assure, c’est très probant … et ce sont, enfin, ça ressemble à des chips.

Attendez-là, vous déraillez, lui dis-je d’une voix qui déraillait aussi, vous êtes tombé sur la tête, si c’est une blague entre collègues ou quoi, ce n’est pas drôle du tout ! 

Et là, étrangement, il retrouva son regard de professionnel imperturbable, en osant nous dire : c’est un constat, un fait, étayé par des clichés, par deux machines, deux échographies, c’est juste irréfutable et il va falloir vous y faire : vous attendez des chips. Plusieurs chips.

J’avais envie de lui envoyer mon tabouret à la figure, ce type était fou, complètement fou ! Ma femme, mon enfant, étaient entre les mains d’un fou irresponsable. Mais c’était terminé.

Viens chérie, rhabille-toi,  on s’en va.  Je la sentais anéantie, mais je n’allais pas la laisser longtemps dans cet état, on allait réagir, trouver un médecin normal, on rirait de tout ça plus tard ensemble. Mais là il fallait partir, vite.

En franchissant la porte de la salle, Aron eut le toupet de nous dire : n’oubliez pas de prendre vos clichés ! Fou jusqu’au bout.

Dans la voiture, pour ne pas laisser Sara dans sa détresse, je n’arrêtai pas de parler. On allait vite oublier ce grand malade, le dénoncer pour qu’il ne fasse pas d’autres dégâts. J’avais un collègue dont le cousin était radiologue, il nous trouverait quelqu’un, vite, on allait régler ça dans la semaine, même aujourd’hui, ou bien demain, il ne fallait pas s’inquiéter, tout allait rentrer dans l’ordre.

Arrivés à l’appartement, il était déjà 14h30 et  je proposai à Sara de manger un petit quelque chose, j’allais me débrouiller, il fallait qu’elle se repose. Elle me répondit qu’elle préférait s’en occuper, être active pour ne pas penser à tout ça , elle allait nous faire un encas – sauf que je la retrouvais dix minutes plus tard en sanglots, assise par terre, dans la cuisine, avec un placard grand ouvert, le placard où l’on rangeait les gâteaux apéros… et les chips. Que je m’empressai de jeter au fond de la poubelle.

Quelques tentatives maladroites de consolation et trois coups de fil plus tard, mon collègue me rappelait pour me donner le nom d’un gynécologue obstétricien de confiance, conseillé par son cousin radiologue, on pouvait même appeler de sa part pour avoir un rendez-vous rapide.

Deux jours plus tard, nous étions donc reçus par le docteur Hizar. Une sommité d’après ce que j’avais pu vérifier sur le net. En pointe sur tout ce qui concernait l’échographie prénatale, donnant des conférences, faisant partie d’un comité de référence sur les bonnes pratiques du métier. Lui avait des cheveux blancs, c’était déjà ça. Et des yeux marrons comme tout le monde, pas comme ce dégénéré de docteur Aron qui, je l’espérais, devait avoir dès à présent cessé son activité – si mes lettres recommandées au conseil de l’ordre et au centre de radiologie où il exerçait avaient eu un quelconque effet.

Hizar prit soin, avant de commencer l’examen, de poser des questions à Sara, sans aucun effet de charme ou d’enveloppement :  c’était simple, clair, franc, attentionné. J’aimai tout de suite cet homme et je savais déjà que nous sortirions complètement rassérénés de notre rendez-vous. Avec en plus la certitude pour Sara d’être accompagné jusqu’au terme par la personne qu’il fallait. Il sourit en levant les yeux au ciel quand nous évoquâmes rapidement l’histoire des chips, nous réconfortant aussi sur ce point et le balayant rapidement pour « laisser tomber les élucubrations et passer aux choses sérieuses » comme il le dit si bien.

Sara s’allongeât sur la table d’examen, le docteur posa la sonde sans regarder l’écran tout de suite. Il prit le temps de s’adresser d’abord à notre bébé en regardant le ventre de Sara : alors, voyons, qu’est-ce que tu as à nous raconter ? Il leva ensuite son regard vers nous comme pour nous inviter à nous connecter vraiment à ce moment, avant de voir apparaitre sur l’écran… des taches, des taches rondes, rondes ondulées … comme la fois précédente.

Hizar ne broncha pas. Il sembla dans un premier temps répéter sa routine, puis il se mit à déplacer frénétiquement la sonde sur le ventre de Sara, comme s’il voulait absolument chercher et trouver autre chose, ailleurs. Mais quoi qu’il fasse on ne voyait que ces formes rondes, de plus en plus nombreuses. Et il n’y avait pas un bruit, juste un silence à briser le cœur, le cœur d’un enfant qu’on aurait voulu entendre mais qui n’était pas là, non puisque dans le ventre de Sara, il y avait… « des chips… dit le Docteur Hizar. Il était maintenant tourné vers nous avec toute la compassion du monde. Je confirme le diagnostic de mon confrère, je comprends que cela soit très déstabilisant, mais je vous dois d’être honnête, c’est ma responsabilité, vous attendez des chips ».

Durant le trajet du retour, nous n’avons pas décroché un mot. Je me sentais juste abasourdi. Et Sara, ma Sara, était silencieuse. Mais je la connaissais bien et je pouvais entendre sa colère sourdre – je ne pensais pas qu’arrivés à la maison, elle se dirigerait contre moi.

«  Les frites hein ?  me dit-elle tout à coup alors que j’étais assis dans le salon. Je la regardais interloqué, qu’est-ce qu’elle voulait dire, les frites ? Tu aimes ça hein les frites ! Toute ta vie, ta mère elle t’en a gavé, elle t’en a donné, elle en a fait des frites à son petit chouchou de Bruxelles, hein des bonnes frites belges…  Et la petite Sara aussi pour faire plaisir à son chéri, elle en a fait et elle en a bouffé des frites, au moins trois fois par semaine ! Et je ne compte même pas au boulot avec tes collègues le midi, hein, je suis sûr que tu t’es gavé, si ça se trouve tous les jours même, sept fois, huit fois, dix fois, dix fois dans la semaine des frites, des frites pour Monsieur, le beau petit bébé enrobé bien belge avec ses frites ! C’est culturel, hein, c’est ça, tu vas me dire que c’est culturel ? Eh bien tu vois le résultat ! Il est beau le résultat ! Du sperme à frite, de l’ADN de patate !

Elle était en pleine crise de nerfs, elle racontait absolument n’importe quoi ! Il était préférable de ne pas lui répondre. Mes origines belges ou le fait que oui, j’adore les frites, cela n’avait rien à voir avec ce qui lui arrivait – enfin, ce qui nous arrivait. Et puis je n’étais pas médecin moi, ni psy, je ne savais pas ce qui avait pu se passer, c’était quoi ces explications délirantes qu’elle allait chercher, comme si moi je lui parlais de son goût pour le rosé et des apéros du soir, quasi rituels, systématiques, avec les petits gâteaux salés qui vont avec, n’importe quoi ! Mais bon, il fallait que je reste calme, que je puisse moi aussi retrouver mes esprits. Et après tout je pouvais comprendre, la situation était tellement terrifiante qu’il fallait pouvoir se rattacher à une explication rationnelle.

En attendant, je me rendais compte que pendant des semaines  j’avais parlé tendrement à des chips, essayé d’établir le contact et d’éveiller en elles un sentiment de filiation, tenter de les sentir bouger en posant ma tête et ma main sur le ventre de ma compagne.

Mais le pire était à venir, le lendemain matin, au réveil. Sara était assise dans le lit, un coussin sur le ventre serré dans ses bras. Nous ne nous étions pas adressés la parole depuis sa crise de nerfs, et à l’avoir sentie s’agiter et se retourner toute la nuit je savais qu’elle n’avait pas dormi. Comme moi. Je l’ai regardée, j’ai tout doucement posé ma main sur son bras. Elle a tourné la tête vers moi et elle m’a dit , le plus sérieusement du monde : tu sais, j’ai bien réfléchi… je veux les garder.

LA S.P.E

Le centre était énorme. Et il y en avait pour tous les goûts. Car on y trouvait tous les pédigrées, mais aussi une grande variété dans les âges, les croisements, les tempéraments, les caractères. Si les gens qui venaient pour adopter ne trouvaient pas leur bonheur, c’était qu’ils ne savaient pas vraiment ce qu’ils cherchaient, ou bien qu’ils étaient juste venus se promener agréablement, comme on aurait fait une balade dans un parc ou passé l’après-midi au zoo.

On commençait la visite par l’allée A, dite  « des Abandous » : ceux qu’on avait laissé à l’orée d’un bois, au bord d’une route, près d’un arbre ou d’un poteau, sans chercher forcément à les cacher puisque la pratique était relativement commune, presque tolérée maintenant. A condition qu’ils ne soient pas dangereux, ils pouvaient donc être déposés visiblement, pas loin d’une route pour faciliter le  repérage et le ramassage – même si le ministère encourageait un mode de dépôt plus officiel, dans les centres d’adoptions gérés par la S.P.E. Il y avait bien quelques centres parallèles, des recycleries, mais généralement leur gestion était beaucoup plus artisanale, leur stock bien moins achalandé et, à moins d’un coup de chance, il était rare d’y trouver la perle rare. A la S.P.E, tout était pensé, organisé, afin qu’on puisse trouver son bonheur. Dans l’Allée des Abandous, on avait par exemple pris soin d’exposer derrière les grilles des éléments attendrissants, pour que d’emblée le visiteur puisse être mis dans un état émotionnel bienveillant. Et bien qu’on ne soit qu’au début de la visite, l’effet «  regard de Cocker » était assez efficace. Beaucoup d’adoptants restaient sur leur première impression et repartaient avec leur petit «  Abandou » – plus ou moins petit d’ailleurs, car on trouvait des Abandous de tout âge.

Quand on avait fini de parcourir l’allée A, on passait naturellement à l’allée B : B pour Besogneurs. L’appellation, qui pouvait paraître péjorative, avait été mûrement réfléchie par le service marketing du centre. Et pour être sûr que le message soit clair, on avait mis sur le panneau à l’attention des adoptants potentiels, à l’entrée de l’allée : « les Besogneurs, le croisement idéal entre le besogneux et le gagneur, celui qui accomplira toutes les tâches que vous lui confiez avec succès. »

Les spécimen étaient en majorité plus âgés que ceux de l’Allée A. Généralement trapus et plutôt musculeux, on sentait qu’ils étaient faits pour produire des efforts, sans rechigner ou se plaindre. Pour ceux qui en avaient besoin, l’aide pouvait être appréciable, mais il fallait avoir les moyens car ils coutaient plus cher en nourriture. Le calcul pouvait cependant s’avérer payant, et il n’était pas rare qu’une famille décide d’adopter plusieurs Besogneurs à la fois. La loi limitait la pratique à 7 par famille, sur une durée de 7 ans sans possibilité de rejet, pour ne pas inciter quelques personnes sans vergogne à une exploitation abusive des adoptés.

Après les Besogneurs, le passage à l’allée des Combattants pouvait sembler logique, mais on sentait assez vite la différence. On avait ici de vrais petits durs, qui sûrement en avaient déjà pas mal bavé. C’était l’une des catégories comptant le plus de représentants à la S.P.E :  ils avaient été rejetés par des maitres incompétents ou immatures, qui pensaient que le dressage se ferait naturellement, facilement. Des maîtres à l’autorité inexistante ou criarde, parfois violente, dans tous les cas inopérante, qui finissaient par jeter l’éponge, ou plutôt jeter le bébé avec l’eau du bain, comme disaient  amèrement les médiateurs de la S.P.E, chargés d’évaluer la pertinence des demandes de rejets. Les Combattants nécessitaient plus de soins, plus d’attention, et aussi plus d’arguments pour susciter un désir d’adoption :  » ils sont peut-être un peu rebelles, récalcitrants, ils ont l’air timide ou taciturne. Mais ils sont solides, vraiment solides, résistants à toute épreuve, assez silencieux et surtout en quête d’amour, » disaient les guides aux visiteurs, souvent peu enclin à s’éterniser dans l’allée C.

Ils préféraient de loin l’allée M, celle des Mignons, au bout de la visite. Pour la plupart des petits de moins d’un an, déposés au centre car jugés non conformes par leurs premiers propriétaires. La non-conformité était une raison valable de rejet, établie légalement comme telle depuis la jurisprudence Sacha. On était en droit d’avoir complètement le choix sur le sexe, la couleur des yeux, de la peau, des cheveux, et s’il y avait une insatisfaction sur un de ces critères, on pouvait faire enregistrer sa demande de rejet. Le malheur des uns faisant le bonheur des autres, beaucoup de Mignons trouvaient assez vite un nouveau foyer propice à leur développement. Ils étaient jeunes et généralement en très bon état : avec eux, on éprouvait le merveilleux sentiment que tout était possible, qu’ils étaient aptes à répondre à à toutes les attentes en matière de projection, de représentation sociale, de réussite. Un idéal d’enfant avec tout le potentiel pour se matérialiser en enfant idéal.

A bien y réfléchir, il était bon de savoir que des millions d’enfants étaient maintenant entre de bonnes mains : celles de la S.P.E et celles des adoptants qui les prenaient sous leur aile et pouvaient en tirer le meilleur. Les enfants étaient à leur place, et les adultes retrouvaient la leur. Comme le disait le professeur Dyson, grand initiateur de cette avancée éducative, on avait trouvé l’antidote, accompli la révolution anti Dolto que beaucoup avaient prônée avant lui. Car après tout, le parent était une personne, un individu à part entière, et lui donner la possibilité de reprendre sa liberté était un réel progrès,  pour lui en particulier et pour la société en général. Liberté de gérer son temps, son travail, ses loisirs, sa vie amoureuse. Sans avoir à gérer les complications, les angoisses d’une éducation trop souvent soumise à des données aléatoires. Sans avoir à s’exposer à des jugements péremptoires et intrusifs. On pouvait maintenant se défaire de sa parentalité, ou s’en refaire une en se sentant vierge. Les enfants aussi y gagnaient. Certains esprits chagrins et réactionnaires avaient beau dire qu’on était passé de l’enfant-roi à l’enfant-rat, ils restaient minoritaires et avaient fondamentalement tort. Pour un nourrisson, pour un enfant comme pour un jeune adolescent, être rejeté à la S.P.E c’était se voir offrir une seconde chance : celle d’être choisi, vraiment choisi.

Le lion de loin

— Vous avez vu le lion ?

— Pardon ? 

L’homme  qui faisait la queue devant moi s’est retourné et m’a posé cette question bizarre.

— Le lion, a-t-il répété, vous l’avez vu ?

— Excusez-moi mais je ne comprends pas la question. Vous parlez d’un film ?  – nous faisions la queue devant un cinéma juste avant l’ouverture de la caisse – un film qui s’appelle Le lion ?

L’homme m’a tourné le dos et a haussé les épaules, sans plus me prêter attention. J’ai pensé un instant l’interpeller pour qu’il s’explique, puis je me suis dit qu’il était peut-être un peu perturbé, il valait mieux ne plus s’en occuper. Quelques minutes après j’étais installé dans mon siège.  J’avais pris soin de ne pas m’asseoir trop près de lui pour ne pas risquer d’être dérangé pendant le film. Le public était clairsemé : pour venir voir Brancaleone un jeudi à 13h45, dans ce cinéma de quartier dont les fauteuils commençaient à fatiguer sérieusement, il fallait être comme moi un fan de Vittorio Gassman, n’avoir pas grand-chose à faire ou bien… ou bien peut-être avoir envie de poser des questions sur un lion à un spectateur. Mais la lumière s’est éteinte, le chevalier Brancaleone a scandé sa chanson et je me suis projeté dans la farce moyenâgeuse de Monicelli avec plaisir.

J’étais encore à savourer le générique de fin quand j’ai senti une main tapoter mon épaule. Je me suis retourné pour découvrir un jeune homme avec des lunettes rectangulaires. En chuchotant, il m’a demandé lui aussi : «  le lion, vous avez vu le lion ? »

J’ai répondu spontanément «  non je n’ai pas vu le lion » pour mettre un terme à ce qui devait être une blague d’étudiants. Le jeune homme n’a pas insisté, je suis sorti le dernier du cinéma en me demandant s’il y avait une caméra cachée, ou si mes chers amis me faisaient une farce à l’approche de mon anniversaire, mais je ne voyais pas qui aurait pu faire ça.  J’avais choisi d’aller voir le film au dernier moment, juste une heure avant la séance, il me paraissait impossible d’organiser un coup monté dans ce laps de temps.

Je suis rentré chez moi sans que sur le chemin un autre hurluberlu ne m’arrête avec sa question. Mais tout l’après-midi et jusqu’au soir je n’ai pu m’empêcher d’y penser. Pourquoi ces deux hommes, pourquoi cette question, pourquoi moi ? De quel lion parlaient-ils ? Un lion s’était-il échappé d’un zoo ou d’un cirque ? Après tout, depuis des années, j’avais décidé de ne plus suivre les informations et il m’arrivait fréquemment d’être dans l’ignorance d’un fait que tout le monde connaissait. Alors, est-ce que toute la ville avait peur, était sur ses gardes,  à l’affut d’un lion en liberté ?  J’ai pris le bouquin sur le cinéma italien, celui que m’avait offert mon ami Adrien, pour me changer les idées et voir ce qu’ils disaient de Brancaleone ; puis j’ai fini par m’endormir.

Le lendemain matin,  alors que je descendais l’escalier pour aller chercher le pain, j’ai croisé la voisine du premier. Elle allait rentrer dans son appartement et je me suis dit qu’elle devait savoir, pour cette histoire de lion. Au moment-même où j’allais lui poser ma question, elle m’a demandé :

— Alors, le lion, vous l’avez vu ?

— Euh, et bien… justement, c’est une drôle de coïncidence que vous me parliez de ça, parce que vous voyez, je voulais vous demander si –

— Vous avez vu le lion ?

— Oui, enfin non, mais…

Elle m’a lancé un regard noir et, sans me laisser le temps de continuer, a ouvert sa porte pour la refermer aussitôt derrière elle.

— Pardon, ai-je continué en essayant de parler à travers la porte, mais je ne suis pas au courant.  Il y a un lion qui s’est échappé ? Un lion qui rôde dans la ville ?

Aucune réponse n’est venue. Cela commençait à bien faire. Qu’est-ce qu’ils avaient tous avec leur lion ?

Il fallait en avoir le cœur net alors je suis allé sur la place où il y avait le kiosque à journaux. J’ai regardé tous les quotidiens, aucun titre ne parlait de lion. Mais les journaux étaient pliés en deux alors j’ai commencé à les prendre pour les ouvrir, et voir si l’information se trouvait dans les pages secondaires. Après tout, ce n’était qu’un fait divers, enfin, si seulement c’était un fait ! 

— Vous cherchez quelque chose ? m’a lancé le kiosquier. Parce qu’ici c’est pas une bibliothèque, les journaux ça s’achète.

— Je cherche des articles sur une histoire de lion, mais vous êtes peut-être au courant ?

— Le lion ? Quoi, vous avez vu le lion ? Son ton était pressant et inquiet à la fois.

— C’est bien la question ! La question qu’on me pose mais je ne sais pas de quoi on parle, vous pouvez m’aider ?

— On ferme, a-t-il dit en sortant de sa guérite.

—  Mais il est huit heures du matin !

— On ferme – ouste ! Et il m’a bousculé pour rentrer ses journaux, en m’ignorant totalement.

Est-ce que j’étais dans un monde parallèle, dans un rêve ? Je regardais autour de moi et tout semblait parfaitement correspondre à la réalité d’un vendredi matin d’automne. Les parents accompagnaient les enfants à l’école, des gens attendaient à l’arrêt de bus, d’autres prenaient un café sur la place. Mais un kiosquier fermait sa boutique parce que je n’avais pas répondu à sa question sur un lion dont je ne savais rien, absolument rien. Alors j’ai pensé à Adrien, mon ami de toujours, celui à qui je pouvais tout dire et qui avait toujours des réponses pleines de bons sens, avec de la distance, du recul, de l’humour, de l’empathie mais aussi de la franchise. Il allait me sortir de cette histoire, forcément, Adrien, mon ami !

J’ai marché plein d’allant vers son appartement, il habitait un immeuble à l’autre limite de mon quartier, près de la Gare de Lyon – décidément j’étais poursuivi – mais ce n’était pas si loin. Dans quelques minutes je pourrais sonner à sa porte et y voir plus clair. Il ne travaillait pas en ce moment, j’étais quasiment sûr de le trouver chez lui. Je suis arrivé devant son immeuble bien plus tôt que je ne l’aurais pensé.  J’ai tapé le code et grimpé quatre à quatre les escaliers jusqu’au 6ème, mais au moment de sonner devant sa porte j’ai entendu du bruit, des grognements bizarres.

— Adrien !  J’ai sonné. Adrien, ça va ? J’ai sonné encore mais j’entendais toujours des drôles de bruits, une sorte de tapage, de lutte,  et comme … non… un rugissement ? Adrien, ouvre-moi ! J’ai commencé à frapper contre la porte et elle s’est ouverte toute seule. Et là, j’ai vu le couloir d’entrée : il y avait des traces rouges, des traces rouges partout, sur les murs, sur le parquet, comme des trainées de sang ! Non, non, ce n’était quand même pas… J’ai crié plus fort : Adrien ! Ma voix tremblait, je ne savais pas quoi faire. Et je n’en suis pas certain, comme j’étais à contre-jour, mais tout au bout vers la fenêtre j’ai vu une forme qui passait, massive et en même temps furtive – on aurait dit… un lion ? Je n’ai pas eu le courage de rentrer dans l’appartement, au contraire. J’ai dévalé les escaliers et je me suis enfui en courant, oui, en courant sans m’arrêter jusqu’à chez moi.

Dans mon immeuble, j’ai à nouveau croisé la voisine – enfin juste sa tête qui sortait de sa porte, comme si elle me guettait, comme si elle savait. Elle m’a regardé droit dans les yeux et m’a dit :

— Vous avez vu le lion ?

— Oui. Je l’ai vu… je l’ai vu de loin.

— C’est bien, m’a-t-elle répondu. Les lions, il vaut mieux les voir de loin.

Et elle a fermé sa porte.

J’ai fermé la mienne à double tour, mais elle était en bois, pas du tout blindée.  Absolument pas conçue pour résister à la charge d’un énorme, énorme, énorme lion.