LA S.P.E

Le centre était énorme. Et il y en avait pour tous les goûts. Car on y trouvait tous les pédigrées, mais aussi une grande variété dans les âges, les croisements, les tempéraments, les caractères. Si les gens qui venaient pour adopter ne trouvaient pas leur bonheur, c’était qu’ils ne savaient pas vraiment ce qu’ils cherchaient, ou bien qu’ils étaient juste venus se promener agréablement, comme on aurait fait une balade dans un parc ou passé l’après-midi au zoo.

On commençait la visite par l’allée A, dite  « des Abandous » : ceux qu’on avait laissé à l’orée d’un bois, au bord d’une route, près d’un arbre ou d’un poteau, sans chercher forcément à les cacher puisque la pratique était relativement commune, presque tolérée maintenant. A condition qu’ils ne soient pas dangereux, ils pouvaient donc être déposés visiblement, pas loin d’une route pour faciliter le  repérage et le ramassage – même si le ministère encourageait un mode de dépôt plus officiel, dans les centres d’adoptions gérés par la S.P.E. Il y avait bien quelques centres parallèles, des recycleries, mais généralement leur gestion était beaucoup plus artisanale, leur stock bien moins achalandé et, à moins d’un coup de chance, il était rare d’y trouver la perle rare. A la S.P.E, tout était pensé, organisé, afin qu’on puisse trouver son bonheur. Dans l’Allée des Abandous, on avait par exemple pris soin d’exposer derrière les grilles des éléments attendrissants, pour que d’emblée le visiteur puisse être mis dans un état émotionnel bienveillant. Et bien qu’on ne soit qu’au début de la visite, l’effet «  regard de Cocker » était assez efficace. Beaucoup d’adoptants restaient sur leur première impression et repartaient avec leur petit «  Abandou » – plus ou moins petit d’ailleurs, car on trouvait des Abandous de tout âge.

Quand on avait fini de parcourir l’allée A, on passait naturellement à l’allée B : B pour Besogneurs. L’appellation, qui pouvait paraître péjorative, avait été mûrement réfléchie par le service marketing du centre. Et pour être sûr que le message soit clair, on avait mis sur le panneau à l’attention des adoptants potentiels, à l’entrée de l’allée : « les Besogneurs, le croisement idéal entre le besogneux et le gagneur, celui qui accomplira toutes les tâches que vous lui confiez avec succès. »

Les spécimen étaient en majorité plus âgés que ceux de l’Allée A. Généralement trapus et plutôt musculeux, on sentait qu’ils étaient faits pour produire des efforts, sans rechigner ou se plaindre. Pour ceux qui en avaient besoin, l’aide pouvait être appréciable, mais il fallait avoir les moyens car ils coutaient plus cher en nourriture. Le calcul pouvait cependant s’avérer payant, et il n’était pas rare qu’une famille décide d’adopter plusieurs Besogneurs à la fois. La loi limitait la pratique à 7 par famille, sur une durée de 7 ans sans possibilité de rejet, pour ne pas inciter quelques personnes sans vergogne à une exploitation abusive des adoptés.

Après les Besogneurs, le passage à l’allée des Combattants pouvait sembler logique, mais on sentait assez vite la différence. On avait ici de vrais petits durs, qui sûrement en avaient déjà pas mal bavé. C’était l’une des catégories comptant le plus de représentants à la S.P.E :  ils avaient été rejetés par des maitres incompétents ou immatures, qui pensaient que le dressage se ferait naturellement, facilement. Des maîtres à l’autorité inexistante ou criarde, parfois violente, dans tous les cas inopérante, qui finissaient par jeter l’éponge, ou plutôt jeter le bébé avec l’eau du bain, comme disaient  amèrement les médiateurs de la S.P.E, chargés d’évaluer la pertinence des demandes de rejets. Les Combattants nécessitaient plus de soins, plus d’attention, et aussi plus d’arguments pour susciter un désir d’adoption :  » ils sont peut-être un peu rebelles, récalcitrants, ils ont l’air timide ou taciturne. Mais ils sont solides, vraiment solides, résistants à toute épreuve, assez silencieux et surtout en quête d’amour, » disaient les guides aux visiteurs, souvent peu enclin à s’éterniser dans l’allée C.

Ils préféraient de loin l’allée M, celle des Mignons, au bout de la visite. Pour la plupart des petits de moins d’un an, déposés au centre car jugés non conformes par leurs premiers propriétaires. La non-conformité était une raison valable de rejet, établie légalement comme telle depuis la jurisprudence Sacha. On était en droit d’avoir complètement le choix sur le sexe, la couleur des yeux, de la peau, des cheveux, et s’il y avait une insatisfaction sur un de ces critères, on pouvait faire enregistrer sa demande de rejet. Le malheur des uns faisant le bonheur des autres, beaucoup de Mignons trouvaient assez vite un nouveau foyer propice à leur développement. Ils étaient jeunes et généralement en très bon état : avec eux, on éprouvait le merveilleux sentiment que tout était possible, qu’ils étaient aptes à répondre à à toutes les attentes en matière de projection, de représentation sociale, de réussite. Un idéal d’enfant avec tout le potentiel pour se matérialiser en enfant idéal.

A bien y réfléchir, il était bon de savoir que des millions d’enfants étaient maintenant entre de bonnes mains : celles de la S.P.E et celles des adoptants qui les prenaient sous leur aile et pouvaient en tirer le meilleur. Les enfants étaient à leur place, et les adultes retrouvaient la leur. Comme le disait le professeur Dyson, grand initiateur de cette avancée éducative, on avait trouvé l’antidote, accompli la révolution anti Dolto que beaucoup avaient prônée avant lui. Car après tout, le parent était une personne, un individu à part entière, et lui donner la possibilité de reprendre sa liberté était un réel progrès,  pour lui en particulier et pour la société en général. Liberté de gérer son temps, son travail, ses loisirs, sa vie amoureuse. Sans avoir à gérer les complications, les angoisses d’une éducation trop souvent soumise à des données aléatoires. Sans avoir à s’exposer à des jugements péremptoires et intrusifs. On pouvait maintenant se défaire de sa parentalité, ou s’en refaire une en se sentant vierge. Les enfants aussi y gagnaient. Certains esprits chagrins et réactionnaires avaient beau dire qu’on était passé de l’enfant-roi à l’enfant-rat, ils restaient minoritaires et avaient fondamentalement tort. Pour un nourrisson, pour un enfant comme pour un jeune adolescent, être rejeté à la S.P.E c’était se voir offrir une seconde chance : celle d’être choisi, vraiment choisi.

Le lion de loin

— Vous avez vu le lion ?

— Pardon ? 

L’homme  qui faisait la queue devant moi s’est retourné et m’a posé cette question bizarre.

— Le lion, a-t-il répété, vous l’avez vu ?

— Excusez-moi mais je ne comprends pas la question. Vous parlez d’un film ?  – nous faisions la queue devant un cinéma juste avant l’ouverture de la caisse – un film qui s’appelle Le lion ?

L’homme m’a tourné le dos et a haussé les épaules, sans plus me prêter attention. J’ai pensé un instant l’interpeller pour qu’il s’explique, puis je me suis dit qu’il était peut-être un peu perturbé, il valait mieux ne plus s’en occuper. Quelques minutes après j’étais installé dans mon siège.  J’avais pris soin de ne pas m’asseoir trop près de lui pour ne pas risquer d’être dérangé pendant le film. Le public était clairsemé : pour venir voir Brancaleone un jeudi à 13h45, dans ce cinéma de quartier dont les fauteuils commençaient à fatiguer sérieusement, il fallait être comme moi un fan de Vittorio Gassman, n’avoir pas grand-chose à faire ou bien… ou bien peut-être avoir envie de poser des questions sur un lion à un spectateur. Mais la lumière s’est éteinte, le chevalier Brancaleone a scandé sa chanson et je me suis projeté dans la farce moyenâgeuse de Monicelli avec plaisir.

J’étais encore à savourer le générique de fin quand j’ai senti une main tapoter mon épaule. Je me suis retourné pour découvrir un jeune homme avec des lunettes rectangulaires. En chuchotant, il m’a demandé lui aussi : «  le lion, vous avez vu le lion ? »

J’ai répondu spontanément «  non je n’ai pas vu le lion » pour mettre un terme à ce qui devait être une blague d’étudiants. Le jeune homme n’a pas insisté, je suis sorti le dernier du cinéma en me demandant s’il y avait une caméra cachée, ou si mes chers amis me faisaient une farce à l’approche de mon anniversaire, mais je ne voyais pas qui aurait pu faire ça.  J’avais choisi d’aller voir le film au dernier moment, juste une heure avant la séance, il me paraissait impossible d’organiser un coup monté dans ce laps de temps.

Je suis rentré chez moi sans que sur le chemin un autre hurluberlu ne m’arrête avec sa question. Mais tout l’après-midi et jusqu’au soir je n’ai pu m’empêcher d’y penser. Pourquoi ces deux hommes, pourquoi cette question, pourquoi moi ? De quel lion parlaient-ils ? Un lion s’était-il échappé d’un zoo ou d’un cirque ? Après tout, depuis des années, j’avais décidé de ne plus suivre les informations et il m’arrivait fréquemment d’être dans l’ignorance d’un fait que tout le monde connaissait. Alors, est-ce que toute la ville avait peur, était sur ses gardes,  à l’affut d’un lion en liberté ?  J’ai pris le bouquin sur le cinéma italien, celui que m’avait offert mon ami Adrien, pour me changer les idées et voir ce qu’ils disaient de Brancaleone ; puis j’ai fini par m’endormir.

Le lendemain matin,  alors que je descendais l’escalier pour aller chercher le pain, j’ai croisé la voisine du premier. Elle allait rentrer dans son appartement et je me suis dit qu’elle devait savoir, pour cette histoire de lion. Au moment-même où j’allais lui poser ma question, elle m’a demandé :

— Alors, le lion, vous l’avez vu ?

— Euh, et bien… justement, c’est une drôle de coïncidence que vous me parliez de ça, parce que vous voyez, je voulais vous demander si –

— Vous avez vu le lion ?

— Oui, enfin non, mais…

Elle m’a lancé un regard noir et, sans me laisser le temps de continuer, a ouvert sa porte pour la refermer aussitôt derrière elle.

— Pardon, ai-je continué en essayant de parler à travers la porte, mais je ne suis pas au courant.  Il y a un lion qui s’est échappé ? Un lion qui rôde dans la ville ?

Aucune réponse n’est venue. Cela commençait à bien faire. Qu’est-ce qu’ils avaient tous avec leur lion ?

Il fallait en avoir le cœur net alors je suis allé sur la place où il y avait le kiosque à journaux. J’ai regardé tous les quotidiens, aucun titre ne parlait de lion. Mais les journaux étaient pliés en deux alors j’ai commencé à les prendre pour les ouvrir, et voir si l’information se trouvait dans les pages secondaires. Après tout, ce n’était qu’un fait divers, enfin, si seulement c’était un fait ! 

— Vous cherchez quelque chose ? m’a lancé le kiosquier. Parce qu’ici c’est pas une bibliothèque, les journaux ça s’achète.

— Je cherche des articles sur une histoire de lion, mais vous êtes peut-être au courant ?

— Le lion ? Quoi, vous avez vu le lion ? Son ton était pressant et inquiet à la fois.

— C’est bien la question ! La question qu’on me pose mais je ne sais pas de quoi on parle, vous pouvez m’aider ?

— On ferme, a-t-il dit en sortant de sa guérite.

—  Mais il est huit heures du matin !

— On ferme – ouste ! Et il m’a bousculé pour rentrer ses journaux, en m’ignorant totalement.

Est-ce que j’étais dans un monde parallèle, dans un rêve ? Je regardais autour de moi et tout semblait parfaitement correspondre à la réalité d’un vendredi matin d’automne. Les parents accompagnaient les enfants à l’école, des gens attendaient à l’arrêt de bus, d’autres prenaient un café sur la place. Mais un kiosquier fermait sa boutique parce que je n’avais pas répondu à sa question sur un lion dont je ne savais rien, absolument rien. Alors j’ai pensé à Adrien, mon ami de toujours, celui à qui je pouvais tout dire et qui avait toujours des réponses pleines de bons sens, avec de la distance, du recul, de l’humour, de l’empathie mais aussi de la franchise. Il allait me sortir de cette histoire, forcément, Adrien, mon ami !

J’ai marché plein d’allant vers son appartement, il habitait un immeuble à l’autre limite de mon quartier, près de la Gare de Lyon – décidément j’étais poursuivi – mais ce n’était pas si loin. Dans quelques minutes je pourrais sonner à sa porte et y voir plus clair. Il ne travaillait pas en ce moment, j’étais quasiment sûr de le trouver chez lui. Je suis arrivé devant son immeuble bien plus tôt que je ne l’aurais pensé.  J’ai tapé le code et grimpé quatre à quatre les escaliers jusqu’au 6ème, mais au moment de sonner devant sa porte j’ai entendu du bruit, des grognements bizarres.

— Adrien !  J’ai sonné. Adrien, ça va ? J’ai sonné encore mais j’entendais toujours des drôles de bruits, une sorte de tapage, de lutte,  et comme … non… un rugissement ? Adrien, ouvre-moi ! J’ai commencé à frapper contre la porte et elle s’est ouverte toute seule. Et là, j’ai vu le couloir d’entrée : il y avait des traces rouges, des traces rouges partout, sur les murs, sur le parquet, comme des trainées de sang ! Non, non, ce n’était quand même pas… J’ai crié plus fort : Adrien ! Ma voix tremblait, je ne savais pas quoi faire. Et je n’en suis pas certain, comme j’étais à contre-jour, mais tout au bout vers la fenêtre j’ai vu une forme qui passait, massive et en même temps furtive – on aurait dit… un lion ? Je n’ai pas eu le courage de rentrer dans l’appartement, au contraire. J’ai dévalé les escaliers et je me suis enfui en courant, oui, en courant sans m’arrêter jusqu’à chez moi.

Dans mon immeuble, j’ai à nouveau croisé la voisine – enfin juste sa tête qui sortait de sa porte, comme si elle me guettait, comme si elle savait. Elle m’a regardé droit dans les yeux et m’a dit :

— Vous avez vu le lion ?

— Oui. Je l’ai vu… je l’ai vu de loin.

— C’est bien, m’a-t-elle répondu. Les lions, il vaut mieux les voir de loin.

Et elle a fermé sa porte.

J’ai fermé la mienne à double tour, mais elle était en bois, pas du tout blindée.  Absolument pas conçue pour résister à la charge d’un énorme, énorme, énorme lion.

Le couteau suisse

 Je pourrais peut-être commencer avec la pince à épiler. Je ne suis pas vraiment un spécialiste, mais on doit pouvoir apprendre vite –pas besoin d’une formation, qu’est-ce que vous en pensez ? Et puis c’est le genre d’accessoire qui peut supporter quelques maladresses de débutant. Je vais tirer un poil par ci, un poil par là… J’ai l’impression que ce serait plus efficace si je pince le poil et je le tire d’un coup sec. Mais pas trop, si je vais trop vite,  je peux rater aussi, le poil va rester en place ou bien être à moitié arraché, ça peut-être inutilement douloureux. Vous me pardonnerez, encore une fois, je ne suis pas un professionnel. Mais je compte sur vous pour me dire assez vite ce que vous en pensez. Vous êtes doué pour faire des synthèses, vous n’aurez pas besoin de beaucoup de temps pour faire un bilan sur ma nouvelle compétence, si c’en est une ! En tout cas, plus je vous en parle et plus je suis convaincu que la pince, c’est vraiment l’idéal pour commencer, s’entrainer, approfondir, acquérir une bonne maitrise. Peut-être pas exceptionnelle, mais  je suis sûr que vous éprouverez déjà beaucoup de satisfaction à voir mon investissement : comment je varie les techniques, les zones d’épilation. Je pense que je vais faire ça de façon progressive, des parties les moins sensibles aux parties les plus sensibles. C’est mieux, oui, c’est mieux pour tous les deux. 

 Alors sinon, après, je ferais bien les ciseaux. Ceux-là sont un peu petits, donc on ne pourra pas couper ou découper en grand, je ne suis même pas sûr de réussir à couper quoi que ce soit. Peut-être en persévérant. C’est du Suisse quand même, c’est du solide. Mais il faut accepter qu’on ne puisse faire que des entailles, pas vraiment de la découpe. Vous remarquerez : je fais avec le matériel disponible, mais je fais au mieux. Vous ne pourrez pas me reprendre sur ma bonne volonté. Comment ? C’est quoi ce regard ? Vous n’avez pas confiance en moi ? Vous avez des doutes, comme d’habitude, mais je vous rassure, oui, vraiment, ma détermination est entière. Je sais, vous l’avez assez répété, vous ne supportez pas que le personnel puisse faillir aux missions que vous lui donnez – même si parfois, soyez honnête, vous ne nous facilitez pas la tâche. C’est compliqué de vous faire plaisir. Mais là je sens que je vais y arriver.

Tenez, le tournevis maintenant. Là il faudra que j’ai l’esprit d’initiative – en plus je viens de découvrir qu’il y en a deux, un plat et un cruciforme… Franchement ça ne m’arrange pas. Qu’est-ce que je vais pouvoir en faire ? Si je n’y arrive pas je risque vraiment de vous décevoir, et je ne peux pas me le permettre. Donc les tournevis… La logique serait de visser dans les trous, c’est ce qui me semble le plus adapté. Ils ne sont pas bien longs, mais quelques tours devraient suffire. Après est-ce qu’il y a des trous plus adaptés au cruciforme et d’autres au tournevis plat ? C’est à voir, il faut que j’étudie la question. 

Je sais, pardon,  je parle, je parle beaucoup, un peu comme vous dans les réunions, quand vous nous faites vos briefings. On sait tous que c’est pour bien qu’on comprenne, que ça nous facilite la tâche – encore une, j’aimerais bien savoir pourquoi on appelle ça des tâches. Bon, enfin bref :  vos briefs sont là pour bien nous motiver, n’est-ce pas ? Nous aider à passer à l’action, éventuellement à trouver du sens à ce qu’on fait.  C’est absolument nécessaire, on a besoin de sens. Alors permettez qu’à mon tour, je vous éclaire, je vous motive, pour que vous compreniez. Si ça vous parait interminable, c’est sûrement que je pousse un peu loin l’hommage à votre management. Je vais abréger alors.

Avec le décapsuleur, là honnêtement je suis un peu perplexe –  on est quand même au bout du truc. Pour ma mission, je ne lui vois aucune utilité. Ou alors ça me viendra plus tard, mais disons que c’est vraiment annexe, il faut savoir définir les priorités.

Voyons la suite. Ah, le couteau – enfin, disons une lame d’une taille honnête. Tout de suite c’est plus évident… mais encore une fois c’est un métier, manier un couteau. Bien sûr on a tous des bases. Là ce qui me vient à l’esprit, je ne sais pas pourquoi, c’est l’idée d’éplucher. Oui, je pourrais commencer par éplucher. Quand on y pense le premier qui a eu cette idée, c’était génial. Du détournement de fonction – vous diriez peut-être du dépassement de fonction. Mais voilà, avec un couteau normalement on pense à découper, à planter, et bien sûr je n’y manquerai pas – ce sera plus simple qu’avec les ciseaux d’ailleurs. Et peut-être une façon de finir le travail en beauté. Mais j’ai bien envie d’éplucher.

Quoi ? Arrêtez de me regarder comme ça ! C’est quoi, de la peur, de l’effarement, de la surprise ? Attendez ! C’est bien ce que vous me demandiez non, enfin ce que vous m’avez reproché au dernier entretien ? Vous savez bien, vous vous rappelez… de ne pas être assez multitâches. Avant d’évoquer comment vous dites, la fin de notre collaboration ?  Collaboration ! C’est sûr que du labeur, vous m’en avez donné, plus qu’à mon tour, mais je n’ai pas toujours eu l’impression qu’on « labeure » ensemble… Plutôt que votre idée des ressources humaines, c’était toujours de nous demander d’avoir plus de ressources, d’en trouver des nouvelles, des insoupçonnées. Et j’avoue que parfois, je me suis étonné moi-même. 

Mais franchement c’est là, maintenant que je me sens prêt à atteindre mon meilleur rendement, dans la pleine expression de mes  moyens – des moyens que je n’aurais jamais imaginé avoir, des choses que je n’aurais jamais pensé pouvoir faire. Et c’est grâce à vous, vous m’avez poussé au bout de moi-même, et maintenant, vous allez pouvoir apprécier mon côté multitâche – et en plus, vous allez vraiment collaborer. On va faire ça ensemble, oui, ensemble !!! Et regardez, c’est merveilleux, je viens même d’avoir une idée pour le décapsuleur. Ça peut très bien marcher sur des dents ! Mais commençons par la pince.

À boire

La première personne que j’ai bue, c’est Andréa. Elle parlait fort. Elle parlait fort mais toujours avec la tête baissée, sans regarder les gens. Je l’ai bue assez rapidement, en trois ou quatre gorgées successives. Cela a dû la surprendre, car elle n’a pas vraiment réagi, je me rappelle même l’avoir avalée sans bruit, juste celui de la déglutition qui venait de ma gorge. Pour le goût je dois dire qu’ Andréa c’était assez moyen, comme l’eau du robinet quand on sent le chlore, avec tous les produits qu’ils mettent dedans pour qu’on n’attrape pas de bactéries.  Malgré tout, j’en garde un souvenir ému. C’était une première fois et ça ne s’oublie pas.

Si je dois parler d’une émotion plus gustative, alors là c’est Cordélia qui est en haut de la liste. Cordélia !  Je n’ai jamais bu quelqu’un d’aussi vivant qu’elle. Cordélia… des notes de mures sauvages qui vous explosent en bouche, une onde de choc qui vous traverse tout le corps. J’aurais voulu que ça dure et que ça dure encore, pouvoir m’enivrer d’elle jusqu’à plus soif, mais le problème avec les gens c’est qu’on ne les boit qu’une fois. Chère Cordélia. J’ai cherché dans d’autres élixirs son goût si tendre et si violent mais je ne l’ai jamais retrouvé, chez personne.

Il y a eu Boris, dans un tout autre genre. A l’opposé de Cordélia. Un goût exécrable !  j’aurais dû le boire d’un trait mais à l’époque j’expérimentais encore, je pensais naïvement qu’il fallait prendre son temps pour mieux apprécier le goût des gens. Dès la première gorgée j’ai su qu’avec lui que ce serait désagréable, mais je n’avais pas le choix, j’ai été éduqué comme ça, quand on commence quelqu’un, il faut le finir. J’ai bu Boris jusqu’au bout, jusqu’au dégoût, jusqu’à la nausée, à en avoir des convulsions.

A choisir, je préférais encore mes « Insipides » comme je les appelle. Ils existent, les sans goût sans saveur, mais ils ne sont pas majoritaires comme on voudrait bien le penser. J’en ai bu comme on boit sans soif, parce que je dois bien le reconnaître : ce qui au début était un plaisir est peu à peu devenu une addiction.

Attention, je n’avais pas perdu le goût pour autant. Je me souviens d’Antonella, beaucoup de mousse en surface mais derrière, un vrai régal ! Et Rama si parfumée, si raffinée, Horace qui arrachait, Alan un peu sucré avec son côté Sangria. Et Sybille avec sa sécheresse apparente, qui s’est révélée pleine de surprises –  comment aurais-je pu deviner la forêt et les sous-bois si je ne l’avais pas bue, toute bue. Oui Sybille était une orée, elle avait ce délicat goût de lisière : alors que vous croyez que c’est terminé, tout un univers surgit derrière, des parfums généreux en fougères, des brises légères qui vous élèvent au sommet de canopées gustatives. Magique, d’autant plus que je l’ai bue à la pleine lune, où la sensibilité de mes papilles semble toujours exacerbée.

Bien sûr, il y a des gens que j’ai avalés de travers, j’en ai même rendu et ce n’était pas beau à voir, mais c’était de ma faute. On ne mélange pas une Sarah, un Carlos et un Jean-Pierre dans la même soirée. Je dois avouer qu’il m’est aussi arrivé de boire un groupe d’allemands tout entier. Ils étaient huit, je n’étais pas parti dans l’intention de les boire, c’était tard le soir dans un bar et moi je ne bois jamais des gens dans un bar, c’est le pire endroit pour le faire. Non je lisais tranquillement dans un coin mais ils m’ont défié ! Ils devaient fêter la victoire de je ne sais pas qui ou de quel FC quoi, ce sont eux qui sont venus me chercher. Jawohl ! Je les ai bus un par un,  à la suite, ils n’en revenaient pas mais je n’ai pas flanché, le dernier a même demandé grâce mais pas question. J’aurais peut-être dû parce que là encore, j’ai passé trois jours – trois jours  le ventre ballonné à essayer de les digérer, à ne pas arrêter de roter comme un malpropre.

Il fallait réagir. Je me suis décidé à aller voir un médecin pour m’aider à baisser ma consommation. Je lui ai dit que je buvais trop de gens, que je sentais bien que je consommais pour consommer, ça devenait compulsif. Il ne m’a pas donné de traitement, plutôt conseillé de voir un psychologue. Je pensais pourtant qu’il devait exister des produits pour m’aider, mais mon addiction devait être trop orpheline pour qu’un laboratoire daigne s’y pencher. Et après tout si un psychologue pouvait m’aider, je n’étais pas contre, prêt à essayer.

J’ai donc pris rendez-vous avec le psychologue, un certain Docteur Blache – celui conseillé par le médecin. Il exerçait dans une ville qui portait l’étrange nom de Vert-de-maison. Et sa salle d’attente était en effet tout à fait verdâtre. J’étais seul et je trouvais cela bien dommage, j’aurais bien bu quelqu’un pour me détendre un peu. La porte de son cabinet s’est ouverte et le Dr Blache m’a invité à entrer. Il avait un visage poupon, assez rose, une calvitie partielle et un ventre replet. Quand je me suis retrouvé assis face à lui, alors que je commençais à lui exposer l’objet de ma venue, j’ai remarqué qu’il se passait discrètement  la langue sur les lèvres et je n’ai pas tardé à comprendre ! Il s’apprêtait à me boire, à me boire moi ! Je me suis levé d’un bond en lui disant pas question ! Il a cherché à me rassurer en m’expliquant que c’était juste un peu, pour tester, qu’il recrachait après, que c’était pour mieux me soigner. Mais on ne me la fait pas, je connais toutes les ruses, puisque moi-même j’en use !  Je  l’ai salué et suis parti sur le champ, quasiment en courant et en criant « psychologue de mon cul , espèce de vieille éponge, oui  ! »

Aujourd’hui je dois dire que le remède a été pire que le mal. Car j’ai peur, j’ai peur qu’on me boive moi. Cela peut paraître insensé mais je n’y avais jamais pensé avant ma rencontre avec Blache. Et comme j’ai peur maintenant de rencontrer des gens, peur qu’ils me trouvent à leur goût et m’avalent d’un trait, je les évite et je bois de tout et n’importe quoi, des animaux, des cailloux, des chaises. Oui, je bois des animaux des cailloux des chaises, parfaitement, et pour les faire passer je pense désespérément à Cordélia, Sybille, Horace ou Rama. Mais rien ne les remplace, non, j’en fais tous les jours l’expérience amère : rien ne remplace le goût et l’ivresse que peut vous apporter un être humain.

La baigneuse à Donnant

Nous étions seuls à Donnant, c’était la fin du Printemps. Tu es entrée dans la mer. Lentement, si lentement, l’eau est froide en ce moment, je le sais je l’ai goûtée, avec mes pieds, avec mes pieds. Mais ce n’est pas seulement le froid, je le sais maintenant, comment tu entres dans la mer, je le sais, tu y entres infiniment.

Ce ne sont pas des manières, c’est une manière, une manière humaine de se reconditionner, à cet instant où tu es entre deux eaux. Il faut que doucement tout s’accorde, sans violence, sans trop de dérangement d’ailleurs tu as horreur qu’on vienne t’éclabousser, même quelques gouttes, quelques gouttes enfantines, espiègles, pas question, il faut te laisser, la laisser seule la baigneuse, non pas qu’elle soit dédaigneuse, mais. C’est du sacré. Comme quand on met du sel devant la porte. Tu entres dans l’eau tu es entre, c’est un passage, une lisière, tu n’as pas encore quitté la terre, tu la sens sous tes pieds, la terre est sable, il est doré, voilà voilà il est doré forcément c’est du sacré, alors tu elle avance –  je dis tu elle parce que je sais qu’à cet endroit je perds un peu de notre intimité. Tu ne m’appartiens plus tu appartiens au paysage, enfin non pas encore, tu appartiens plutôt au temps, au temps que tu mets comme on met un vêtement, et le temps ça ne se met pas n’importe comment, il faut être patient, et puis ça ne va pas à tout le monde, la patience et le temps. Toi quand tu entres dans l’eau tu attends tranquillement que le temps t’habille, qu’il monte à tes genoux, qu’il flirte à ton maillot, moi pendant ce temps je suis pendant, à te regarder, je te vois tu, je te vois tu devenir elle.

A droite de la plage, il y a je me rappelle le sentier qui monte; à gauche, il y a des gros rochers. Entre ces deux mondes, il y a la baigneuse qui entre dans la mer, ou bien est-ce la mer qui s’ouvre devant toi. Oui : la mer a ouvert la porte, de toute façon c’est toujours comme ça avec elle, on ne peut jamais que l’entrevoir. Tu es donc entrée. Tu nages et maintenant que ton corps est dans l’eau tu es dans le paysage, tu es la baigneuse de Donnant. Elle.

Tu, elle, nage régulièrement, résolument, corps dissout qui fait corps avec les éléments, le ciel est gris léger et la mer gris turquoise, elle nage régulièrement, résolument, elle s’approche de l’horizon, elle se fait point près de la ligne, et c’est un point de non-retour.

Sur la plage j’ai peur et je n’ai pas peur. Tu reviendras. Elle ne reviendra pas.

Elle,  je le sais, elle est l’humaine immuable. L’immensité est en elle, celle de l’orgueil et du désespoir. Toi, tu es protégée par mon seul regard, celui d’un peintre sans bras mais qui sait embrasser, c’est déjà ça. Au fait où sont mes bras, ah oui les voilà, je les avais laissés près de la serviette, celle que je porte à tes épaules quand tu ressors de l’eau, frissonnante, je te réchauffe mais je ne peux pas essuyer le temps, je ne peux pas me débarrasser de ce moment. Vingt ans après tu es près de moi, mais la baigneuse, elle,  nage toujours à Donnant.

La machine à ne pas écrire

Boris est en train d’écrire. Tout est fluide, presque léger. Il est dans la zone. Il le sait depuis toujours, l’écriture est un moment hors du temps. Mais là, c’est encore plus fort. Il est dans cet espace incroyable, enivrant, cet endroit où les mots l’emportent, il n’a plus qu’à se laisser prendre dans le courant, c’est une forme de grâce et, à ce moment précis, de façon fugitive, il en a conscience. Read More

Inconnus.com

Il était tout excité. Après trois mois d’échanges avec elle sur le site, il allait enfin la rencontrer, il allait enfin pouvoir la voir, découvrir son visage, son corps, ses mains, entendre sa voix. Au fond c’était peut-être cela qui l’avait attiré sur ce site de rencontres : l’attente, le mystère, le désir entretenu, suspendu. Read More

L’anniversaire

Aujourd’hui c’est ton anniversaire. Toute la famille est réunie, Maman, ma grande sœur Tatiana et moi. Nous n’avons pas oublié, comment oublier cet anniversaire !  Maman a pris un gâteau – d’accord elle l’a acheté déjà tout fait au supermarché du coin, c’est sûr ce n’est pas un gâteau maison, mais au moins elle y a pensé. Read More