LA S.P.E
Le centre était énorme. Et il y en avait pour tous les goûts. Car on y trouvait tous les pédigrées, mais aussi une grande variété dans les âges, les croisements, les tempéraments, les caractères. Si les gens qui venaient pour adopter ne trouvaient pas leur bonheur, c’était qu’ils ne savaient pas vraiment ce qu’ils cherchaient, ou bien qu’ils étaient juste venus se promener agréablement, comme on aurait fait une balade dans un parc ou passé l’après-midi au zoo.
On commençait la visite par l’allée A, dite « des Abandous » : ceux qu’on avait laissé à l’orée d’un bois, au bord d’une route, près d’un arbre ou d’un poteau, sans chercher forcément à les cacher puisque la pratique était relativement commune, presque tolérée maintenant. A condition qu’ils ne soient pas dangereux, ils pouvaient donc être déposés visiblement, pas loin d’une route pour faciliter le repérage et le ramassage – même si le ministère encourageait un mode de dépôt plus officiel, dans les centres d’adoptions gérés par la S.P.E. Il y avait bien quelques centres parallèles, des recycleries, mais généralement leur gestion était beaucoup plus artisanale, leur stock bien moins achalandé et, à moins d’un coup de chance, il était rare d’y trouver la perle rare. A la S.P.E, tout était pensé, organisé, afin qu’on puisse trouver son bonheur. Dans l’Allée des Abandous, on avait par exemple pris soin d’exposer derrière les grilles des éléments attendrissants, pour que d’emblée le visiteur puisse être mis dans un état émotionnel bienveillant. Et bien qu’on ne soit qu’au début de la visite, l’effet « regard de Cocker » était assez efficace. Beaucoup d’adoptants restaient sur leur première impression et repartaient avec leur petit « Abandou » – plus ou moins petit d’ailleurs, car on trouvait des Abandous de tout âge.
Quand on avait fini de parcourir l’allée A, on passait naturellement à l’allée B : B pour Besogneurs. L’appellation, qui pouvait paraître péjorative, avait été mûrement réfléchie par le service marketing du centre. Et pour être sûr que le message soit clair, on avait mis sur le panneau à l’attention des adoptants potentiels, à l’entrée de l’allée : « les Besogneurs, le croisement idéal entre le besogneux et le gagneur, celui qui accomplira toutes les tâches que vous lui confiez avec succès. »
Les spécimen étaient en majorité plus âgés que ceux de l’Allée A. Généralement trapus et plutôt musculeux, on sentait qu’ils étaient faits pour produire des efforts, sans rechigner ou se plaindre. Pour ceux qui en avaient besoin, l’aide pouvait être appréciable, mais il fallait avoir les moyens car ils coutaient plus cher en nourriture. Le calcul pouvait cependant s’avérer payant, et il n’était pas rare qu’une famille décide d’adopter plusieurs Besogneurs à la fois. La loi limitait la pratique à 7 par famille, sur une durée de 7 ans sans possibilité de rejet, pour ne pas inciter quelques personnes sans vergogne à une exploitation abusive des adoptés.
Après les Besogneurs, le passage à l’allée des Combattants pouvait sembler logique, mais on sentait assez vite la différence. On avait ici de vrais petits durs, qui sûrement en avaient déjà pas mal bavé. C’était l’une des catégories comptant le plus de représentants à la S.P.E : ils avaient été rejetés par des maitres incompétents ou immatures, qui pensaient que le dressage se ferait naturellement, facilement. Des maîtres à l’autorité inexistante ou criarde, parfois violente, dans tous les cas inopérante, qui finissaient par jeter l’éponge, ou plutôt jeter le bébé avec l’eau du bain, comme disaient amèrement les médiateurs de la S.P.E, chargés d’évaluer la pertinence des demandes de rejets. Les Combattants nécessitaient plus de soins, plus d’attention, et aussi plus d’arguments pour susciter un désir d’adoption : » ils sont peut-être un peu rebelles, récalcitrants, ils ont l’air timide ou taciturne. Mais ils sont solides, vraiment solides, résistants à toute épreuve, assez silencieux et surtout en quête d’amour, » disaient les guides aux visiteurs, souvent peu enclin à s’éterniser dans l’allée C.
Ils préféraient de loin l’allée M, celle des Mignons, au bout de la visite. Pour la plupart des petits de moins d’un an, déposés au centre car jugés non conformes par leurs premiers propriétaires. La non-conformité était une raison valable de rejet, établie légalement comme telle depuis la jurisprudence Sacha. On était en droit d’avoir complètement le choix sur le sexe, la couleur des yeux, de la peau, des cheveux, et s’il y avait une insatisfaction sur un de ces critères, on pouvait faire enregistrer sa demande de rejet. Le malheur des uns faisant le bonheur des autres, beaucoup de Mignons trouvaient assez vite un nouveau foyer propice à leur développement. Ils étaient jeunes et généralement en très bon état : avec eux, on éprouvait le merveilleux sentiment que tout était possible, qu’ils étaient aptes à répondre à à toutes les attentes en matière de projection, de représentation sociale, de réussite. Un idéal d’enfant avec tout le potentiel pour se matérialiser en enfant idéal.
A bien y réfléchir, il était bon de savoir que des millions d’enfants étaient maintenant entre de bonnes mains : celles de la S.P.E et celles des adoptants qui les prenaient sous leur aile et pouvaient en tirer le meilleur. Les enfants étaient à leur place, et les adultes retrouvaient la leur. Comme le disait le professeur Dyson, grand initiateur de cette avancée éducative, on avait trouvé l’antidote, accompli la révolution anti Dolto que beaucoup avaient prônée avant lui. Car après tout, le parent était une personne, un individu à part entière, et lui donner la possibilité de reprendre sa liberté était un réel progrès, pour lui en particulier et pour la société en général. Liberté de gérer son temps, son travail, ses loisirs, sa vie amoureuse. Sans avoir à gérer les complications, les angoisses d’une éducation trop souvent soumise à des données aléatoires. Sans avoir à s’exposer à des jugements péremptoires et intrusifs. On pouvait maintenant se défaire de sa parentalité, ou s’en refaire une en se sentant vierge. Les enfants aussi y gagnaient. Certains esprits chagrins et réactionnaires avaient beau dire qu’on était passé de l’enfant-roi à l’enfant-rat, ils restaient minoritaires et avaient fondamentalement tort. Pour un nourrisson, pour un enfant comme pour un jeune adolescent, être rejeté à la S.P.E c’était se voir offrir une seconde chance : celle d’être choisi, vraiment choisi.