Saxophone Obligatoire !

Saxophone obligatoire !  Au fil des ans, tout le monde s’était habitué aux lubies du président Borderas, mais celle-ci les dépassait toutes dans son incongruité. Le décret avait pourtant bien été publié et diffusé partout en bonne et due forme, par les canaux habituels et incontournables de la présidence. Bande passante sur tous les programmes de la BTV, messages sur les portables, affichage sur les panneaux publicitaires, nul n’était censé ignorer la nouvelle loi : saxophone obligatoire pour tous les sujets à partir de 10 ans.

Comme tous les décrets promulgués depuis le Grand Redressement, celui-ci restait exempt de toute explication ou justification. Le Président Borderas considérait que le peuple avait besoin de simplicité, qu’il fallait en finir une bonne fois pour toute avec la complexité administrative, l’intellectualisme fumeux et improductif d’une poignée d’imbéciles déconnectés de toute forme de réalité . « Des choses simples pour des gens simples » avait été un des slogans majeurs de la campagne électorale, qu’il avait finalement remportée avec l’aide de l’armée neuf ans auparavant. Et, de fait, il avait simplifié les institutions à l’extrême, supprimant le droit de vote puisqu’ à l’évidence personne ne votait plus vraiment, et dans la foulée se nommant Président à vie, car « dans un monde troublé ce pays avait surtout besoin de stabilité. »

Le décret Saxophone Obligatoire posait cependant quelques questions pratiques : quel saxophone choisir – ténor, alto, soprano, baryton ? Le Président avait-il une préférence ou dans sa grande mansuétude, faisant preuve d’un bel esprit de tolérance, laissait-il à chacun le loisir de choisir ?  Et pouvait-on continuer la guitare ou le piano,  jouer d’autres instruments, ou la pratique du saxo devait-elle être exclusive ?  Personne n’avait envie de mal interpréter la loi et se retrouver dans un CASBER – les fameux Centres Aérés de Simplification et de Bien-Être Retrouvé.

Il y avait aussi le problème du prix : celui d’un saxophone était particulièrement élevé. Mais la Banque Nationale Présidentielle offrait toujours dans ces cas-là des crédits à des conditions avantageuses. Certains disaient que le décret était surtout avantageux pour Borderas, depuis qu’il était devenu actionnaire majoritaire de la Société Selmer, la marque emblématique de saxophone. Mais il valait mieux le dire en sourdine.

Comme toujours, il fallut donc s’adapter à cette nouvelle loi et les gens se mirent à acheter des saxophones, et le plus souvent à se les faire livrer – la plupart des magasins de musique ayant disparu depuis longtemps. Cependant, après quelques jours, un sentiment d’inquiétude gagna ceux qui avait pris leur temps :  il n’y avait pas suffisamment de saxophones en stock pour que tout le monde puisse s’en procurer. Même d’occasion. Pour beaucoup c’était la panique, la peur de ne pas être en règle et de se faire contrôler. Il commençait à y avoir des trafics, des instruments se vendaient à des prix exorbitants. Accessoirement, se procurer des anches devenait aussi un problème, avec le phénomène de  « déroseautisation » des Cannes de Provence dont on se servait pour les fabriquer.

Les Conservatoires, comme tout ce qui était municipal, ayant été supprimés dans le cadre du PSPS – Programme de Simplification Pure et Simple – se posait aussi la question de l’apprentissage. Il y avait peu de professeurs de musique, encore moins de professeurs de saxophones. On vit donc se développer de nouvelles activités, professeurs Sibémolistes, Installeurs de Solfège au sol, tandis que proliféraient les Sax Shop et les Saxologues.  Qui n’étaient pas tous d’accord entre eux sur la méthode appropriée et fondaient leur propre école, la Getzienne, la Yougienne, la Parker Academy…

Les réseaux sociaux virent se multiplier des influenceurs spécialisés : quels vernis à ongle ou rouge à lèvres spécifique appliquer selon que l’on joue sur un ténor ou un alto, avec quel produit les lustrer,  quel goupillon les nettoyer. Stages de yoga et de maitrise du souffle, séances de kiné ou de massages Trapéziens, fabrication de colliers accroche-saxo artisanaux, c’est toute une économie qui soudain fleurissait dans le pays, prouvant au passage le caractère éminemment visionnaire de la Présidence Borderas. Le décret Saxophone Obligatoire, qui à sa publication pouvait laisser circonspect, finit donc par provoquer un concert de louanges.

Mais tous ne partageaient pas cet avis. Les tensions entre voisins devenaient de plus en nombreuses à mesure que les gens, pour l’immense majorité des débutants, s’essayaient à l’instrument. Les nerfs des uns et des autres étaient mis à rude épreuve. Et encore, s’il s’agissait d’un seul apprenti saxophoniste faisant ses gammes dans l’appartement d’à côté !  C’était parfois tout un immeuble, tout un quartier, qui jouait une cacophonie inachevée : elle se terminait en coups de balais au plafond, en insultes et menaces, ou même en pugilat. Au point que, après huit ans d’une docilité populaire que même les moutons pouvaient envier, la Présidence vit avec stupéfaction se développer un mouvement contestataire, le mouvement antisax.

Emiliano Borista en était le leader courageusement déclaré : pour la première fois depuis longtemps, un homme osait contester ouvertement une décision du Président. Tous ceux qui l’avaient fait après l’élection de Borderas avaient mystérieusement disparu. Avant de s’évanouir dans la nature, le plus souvent six pieds dessous, ils avaient ouvertement et honteusement qualifié l’élection du Président de coup d’état.  Borderas avait répondu fermement dans son discours d’auto-investiture : « ce n’est pas un coup d’état c’est un coup d’éclat, un coup d’éclat démocratique et populaire ! Et les anti-peuples n’ont pas leur place ici ! » L’armée s’était donc occupée de les envoyer ailleurs.

Dans un premier temps, les médias présidentiels ne parlèrent pas de Borista. Mais l’opposant commençant à gagner du terrain, une rumeur opportune laissa entendre que le leader antisax était un ancien trompettiste. Des photos de lui se mirent à inonder les réseaux de communication, suggérant même son côté multi-instrumentiste. On le voyait avec un trombone à coulisse, une trompinette,  un cor de chasse – mais jamais avec un saxophone. Les gens commençaient à être divisés à son sujet, mais le mouvement, initié au printemps n’était pas complètement discrédité à l’automne. L’hiver vint tristement mettre fin à l’histoire, Emiliano Borista décédant suite à une mauvaise chute de ski. Elle s’était certes déroulée sans témoin mais le fait était là, affreux, malheureux, absurde :  l’homme était mort transpercé par son propre bâton.

Le fait que la station de ski abrite une garnison de chasseurs alpins dirigée par le Colonel Oswald, descendant d’un célèbre tueur des années 60 et bras droit armé de Borderas, était de toute évidence purement fortuite. Toujours friand de bonne formule, le Président avait même déclaré à l’occasion de la mort du contestataire : « normalement les skieurs descendent les pistes, lui il était tellement contestataire qu’il s’est descendu lui-même sur une piste  ! »

Peu de temps après cette déclaration, il s’employa – si c’était encore nécessaire – à éteindre toute forme de protestation en fournissant généreusement et gratuitement à son peuple des sourdines de saxophone.

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