L’ange des chutes

James et son ange

J’ai été touché par une angoisse électrique. La décharge est terrifiante.  Quand l’angoisse électrique vous touche, vous sursautez, vous êtes vraiment secoué sur le moment. Une fois la douleur passée, vous pensez que c’est terminé. Mais vous avez tort, ce n’est que le début. Car vous voilà chargé, chargé de son électricité. Et dès que vous touchez quelque chose, c’est comme si vous touchiez une prise, un fil dénudé. Et on en touche des choses dans une journée ! Un robinet, un rasoir, une poignée de porte, une tasse à café … ce n’est que le début de la liste. Ça fait mal et à la longue, ça vous épuise.

Vous commencez à vous méfier de tout. A éviter les autres aussi. Pas la peine de leur filer des décharges supplémentaires, chacun en a bien assez, de l’électricité. On dit qu’elle est dans l’air mais elle est dans les gens, je le sais maintenant. Enfin celle qui est en moi, c’est certain, elle est bien présente. Et ce n’est pas de l’électricité à fleur de peau, à la surface, non c’est vraiment dedans, vraiment intérieur. Dans mon cas, cela a même empiré, ou plus exactement cela s’est transformé. Oui c’est ça : de pile je suis passé à transformateur. L’électricité a fini par disparaitre, en surface. Et ce qui était une angoisse électrique est devenue une angoisse des profondeurs.

Celle-là vient du ventre, assurément. Elle essaie de vous absorber, de vous attirer comme le vide vous appelle. C’est horrible : vous avez ce sentiment que votre ventre veut vous aspirer, que vous allez rentrer en vous-même. Cela devient très vite insupportable. Vous avez à la fois la peur au ventre et la peur du ventre – la peur qu’il vous rentre.

Pour ne pas rentrer en moi je me suis précipité dehors.  Je ne sais pas comment mais je me suis vite retrouvé sur un pont, un pont assez haut au-dessus de l’eau. J’étais tout seul, il était tôt. Ou très tard. Il était tard tôt. J’ai regardé en bas. Bien sûr que j’étais attiré. A tout prendre, c’était plus réconfortant de plonger dans l’eau que de plonger dans mon propre ventre. Je me suis penché un peu plus. Et là, j’ai pensé à l’ange des chutes. Celui du film qu’ils passent souvent à Noël,  le film de Frank Capra,  La vie est belle – It’s a wonderful life. Un homme pense qu’il a raté sa vie et veut se jeter d’un pont. Mais à ce moment-là un autre homme saute dans l’eau ! Alors le premier plonge à son tour, pour le sauver. Une fois qu’il l’a secouru et ramené sur la rive, l’autre lui dit qu’il est son ange gardien, qu’il a sauté pour l’empêcher de se suicider. Voilà. Moi aussi je suis comme James Stewart penché sur un pont, mais je ne crois pas vouloir me suicider. Pourtant, un ange, c’est exactement ce qu’il me faudrait, pour m’enlever mon angoisse des profondeurs.

Alors je regarde l’eau, l’eau qui m’attire, et je guette l’ange. Celui du film ou un autre, je ne suis pas regardant, tous les anges peuvent m’aller. Il en suffirait d’un, un seul. J’attends un peu… Rien ne vient. Enfin si. Il commence à y avoir d’autres gens que moi sur le pont. Qui sait ? L’ange est peut-être parmi eux. Il est sûrement parmi eux. Il y en a bien un qui va sauter… Oui ? Non ? Il faut que je me penche un peu plus ? C’est ce qu’il doit attendre, comme un signal pour intervenir. Alors je me penche un peu plus… Je commence vraiment à être bien penché là, sur la rambarde, très très penché. Mais personne ne bouge. Pourtant il y a vraiment de plus en plus de monde. Ils me regardent tous, intensément, presque chaleureusement, avec une sorte de compassion extrême, je les sens, ils sont avec moi, de tout cœur avec moi.

Soudain je comprends. Je comprends enfin !  Ils veulent des chutes ! Ils veulent tous voir des chutes. Ils adorent les chutes. Juste une, allez, juste une ! Je pourrais faire un effort, leur en donner une, une bonne. Je pourrais être leur Marie Jeanne, pas celle qui fait planer mais celle qui se jette du pont de la Garonne, dans la chanson de Joe Dassin.

J’oublie l’ange. Je sais qu’il ne viendra pas. Je me dis finalement que c’est peut-être moi l’ange, l’ange de tous ces gens qui veulent une chute. Peut-être pensent-ils que je vais les sauver. C’est ça. Sûrement ça. A vrai dire, je n’ai pas du tout envie de les sauver, pas ces gens-là. D’autres peut-être. Mais eux, non. Je veux bien être un ange pour ma mère qui me disait que j’étais un ange, être un ange pour Amélie, pour Gianni, pour Paulo, pour mon vieux prof Roustem.

Je pense que … je pense que je suis sur un pont et que je pense trop. Tellement que ça me met un peu plus de poids dans la tête – une fois n’est pas coutume – un poids qui me fait pencher encore plus et que mince, ça y est, je bascule, je tombe, je suis tombé. Plouf ! Un grand plouf. Radical. L’angoisse est passée. L’angoisse électrique est passée !

Avec ma chance, je pourrais bien tomber sur une anguille maintenant. Mais non. Il se passe autre chose. Je me sens devenir. Un devenir plutôt qu’un avenir. Pourquoi pas ? Mais un devenir quoi ? Je me vois pousser des pinces, des antennes, une carapace bien épaisse. Je me vois devenir… devenir Langouste !

Alors là c’est le rêve, le rêve absolu ! Une chute idéale, une chute parfaite, je n’aurais pas pu faire mieux. Langouste ! Langue -ouste ! Langue, oust ! C’est tellement moi.

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