C’est idiot
Le sandwich était énorme et j’avais du mal à le terminer. Une sorte de confiture rosâtre et gluante en dégoulinait lentement, débordant légèrement sur les bords de la tranche de pain de mie, un pain complet bien épais. Il y avait aussi du jambon, du fromage et sûrement d’autres choses à l’intérieur. Mais je préférais ne pas regarder, cela risquait de me décourager.
J’avais choisi cet énorme sandwich parce que j’avais faim, la route à vélo pour venir jusqu’ici m’avait ouvert l’appétit. Maintenant, je l’aurais bien reposé et abandonné l’air de rien sur une des tables, mais avec tous ces gens, c’était un peu gênant.
Je me suis mis à mâcher un morceau en essayant de prendre mon temps. Il restait encore plus de la moitié du sandwich à finir, je ne voyais pas comment j’allais y arriver. Peut-être fallait-il que je marche un peu dans le jardin, pour digérer et retrouver de l’appétit.
J’ai pris une assiette sur laquelle poser mon maxi sandwich tout en marchant. C’était une assiette à gâteau avec des motifs africanisants – je les trouvais d’ailleurs plus affreux qu’africanisants et cela accentuait mon sentiment de lourdeur. J’ai commencé à me promener avec mon assiette maxi moche et mon maxi sandwich, au milieu des invités, quand la maîtresse des lieux a fait irruption devant moi avec un magnifique sourire, le genre un peu carnivore, plein de dents étonnamment grandes et blanches. Elle m’a fait observer que je n’avais pas fini « son » sandwich. C’est idiot mais ce genre de remarque anodine avait le don de me mettre mal à l’aise – cadeau posthume de mon beau-père qui ne manquait jamais une occasion de me faire un reproche – pour avoir ensuite le plaisir de corriger mes écarts à coups de ceinture.
Sûrement frappé par la remarque mais sans vraiment le faire exprès, j’ai laissé tomber mon assiette par terre et le sandwich avec, sous le regard stupéfait de mon hôtesse. Je lui ai souri et je me suis empressé de me baisser pour tout ramasser mais alors, bêtement, je me suis cogné contre sa hanche et j’ai perdu l’équilibre. Mon genou cagneux est malencontreusement tombé sur l’assiette qui s’est brisée sous le choc.
Je me suis retrouvé dans l’herbe humide, à quatre pattes, avec juste devant mon nez ce maudit sandwich, toujours intact, toujours compact. L’assiette, elle, était maintenant divisée en trois morceaux, qui pourraient fort heureusement et sans aucun doute se recoller facilement. C’est ce que j’ai fait observer à la dame tout en me relevant, avec une expression tout aussi réjouie que niaise sur mon visage, les morceaux d’assiette cassée dans ma main droite et, dans la gauche, mon sandwich – maintenant agrémenté de quelques brins d’herbe.
Vampirella – sur le moment je ne me rappelais plus du prénom de mon hôtesse – a secoué la tête d’un air désabusé, avant de partir à la recherche d’un autre convive à qui montrer ses dents. Je ne sais pourquoi, je me suis dit qu’elle allait chercher du sang frais. Du sang frais. C’est étonnant comme parfois un simple mot, une simple idée presque accidentelle peut changer votre perception des choses ou de votre environnement. Car tout à coup j’ai trouvé qu’autour de moi les visages des gens étaient tout à fait pâles, que beaucoup m’observaient avec insistance, que certains me regardaient même avec… appétit. J’ai levé les yeux vers le ciel, il était un peu nuageux mais clair – ce devait être la pleine lune.
Peut-être était-il temps que je m’éclipse discrètement. Je me suis donc dirigé vers la sortie, traversant courageusement les quelques mètres qui séparaient le jardin de la la grande baie vitrée de la demeure, par laquelle il fallait repasser pour sortir. Je suis passé par la salle à manger… la salle à manger avec ses chandeliers. J’ai pressé le pas en remarquant également au passage que dans le grand salon qui suivait, il n’y avait pas de miroir. J’ai fini par me retrouver dans le vestibule, étroit et sombre. Enfin arrivé à la porte d’entrée, j’ai vu que l’assiette et le sandwich ne m’avaient pas quitté. Je les tenais toujours dans es mains. J’ai voulu m’en débarrasser en les jetant dans le porte-parapluie de l’entrée mais des invités arrivaient. Tant pis, je suis sorti et j’ai glissé l’ensemble dans une des sacoches de mon fidèle vélo, qui m’attendait sagement le long de la grille.
J’avais quelques kilomètres à faire avant de rentrer chez moi, avec un faux plat sur presque 300 mètres, suivi de 2 kilomètres d’une montée sévère avant d’arriver au col et de redescendre. Le début heureusement était plat : j’ai pédalé à fond, pour mettre le plus de distance possible entre la maison de ses vampires assoiffés et ma petite personne. Au bout d’une dizaine de minutes, je me suis senti plus calme, le stress était retombé et je me suis mis à sourire : j’avais quand même une certaine capacité à me raconter des histoires insensées. Des vampires ! Et puis quoi encore ! J’ai adopté une allure plus raisonnable, pour garder des forces avant l’ascension.
J’étais presque en haut du col quand j’ai entendu le moteur d’une voiture. Elle roulait à vive allure, comme si… Non, quand même, ça ne pouvait pas…. Je me suis retourné. La voiture n’allait pas tarder à me rattraper. J’ai vu une tête qui sortait de la fenêtre, côté passager – c’était elle ! Elle n’avait aucune raison de me courir après, aucune, à moins que.…Il fallait vite que je passe le col, vite avant qu’ils ne me rattrapent. Dans la descente, j’aurais peut-être une chance de leur échapper, j’aurais suffisamment d’avance pour prendre un sentier sur le côté de la route et me soustraire à leur regard. Je connaissais le coin – mais Vampirella aussi puisqu’après tout nous étions voisins ! Il ne fallait pas trop réfléchir, il fallait foncer, foncer, voilà, la descente était là, j’y étais ! Le premier virage n’était pas trop difficile, j’ai eu le temps de tourner la tête, la voiture n’était pas encore là. J’avais une chance d’atteindre le sentier, il devait être juste un peu plus loin. Il fallait que je le trouve avant qu’ils me voient tourner. J’ai pédalé encore plus fort pour prendre de la marge, mais le virage suivant était bien plus serré que le précédent, j’allais trop vite dans la descente, ma trajectoire n’était pas bonne, j’ai freiné comme j’ai pu mais c’était trop tard. J’ai senti mon corps voler et soudain le choc : une douleur violente m’a traversé, coupé le souffle, et puis plus rien.
Quand j’ai rouvert les yeux, j’ai d’abord vu la pleine lune entre deux nuages. J’ai voulu me relever mais je ne pouvais pas bouger, juste un peu tourner la tête. Je me sentais bizarre, comme en suspension, tenu par un fil invisible. Et c’est idiot mais la première chose que j’ai remarqué, c’était mon sandwich. Il était là, posé tranquillement, à quelques mètres sur ma droite, toujours en un seul morceau. Il avait dû tomber de ma sacoche. J’ai entendu des bruits de pas, et surtout la voix de Wanda – oui tout à coup ça me revenait, elle s’appelait Wanda. Ça va ? ça va ? Vous êtes où ? Elle se rapprochait. Je voulais juste vous ramener votre portable, quelqu’un l’a trouvé dans le jardin. Vous avez dû le faire tomber. Vous savez quand vous avez perdu l’équilibre. Ça va, vous n’avez pas trop – oh, mon Dieu, non, non !
Elle me regardait comme si elle avait devant elle une vision d’effroi. J’ai baissé les yeux vers mon corps insensible pour tenter de comprendre. Et j’ai compris. J’étais empalé sur un piquet de clôture, j’étais empalé sur un pieu ! Et la dernière chose que j’ai pu voir avant de m’évanouir, c’est le visage de Wanda, sa bouche ouverte, ses lèvres rouges et ses grandes dents, ses dents d’une blancheur irréelle sous l’éclat de la lune.