C’est idiot

Le sandwich était énorme et j’avais du mal à le terminer. Une sorte de confiture rosâtre et gluante en dégoulinait lentement, débordant légèrement sur les bords de la tranche de pain de mie, un pain complet bien épais. Il y avait aussi du jambon, du fromage et sûrement d’autres choses à l’intérieur. Mais je préférais ne pas regarder, cela risquait de me décourager.

J’avais choisi cet énorme sandwich parce que j’avais faim, la route à vélo pour venir jusqu’ici m’avait ouvert l’appétit. Maintenant, je l’aurais bien reposé et abandonné l’air de rien sur une des tables, mais avec tous ces gens, c’était un peu gênant.

Je me suis mis à mâcher un morceau en essayant de prendre mon temps. Il restait encore plus de la moitié du sandwich à finir, je ne voyais pas comment j’allais y arriver. Peut-être fallait-il que je marche un peu dans le jardin, pour digérer et retrouver de l’appétit.

J’ai pris une assiette sur laquelle poser mon maxi sandwich tout en marchant. C’était une assiette à gâteau avec des motifs africanisants – je les trouvais d’ailleurs plus affreux qu’africanisants et cela accentuait mon sentiment de lourdeur. J’ai commencé à me promener avec mon assiette maxi moche et mon maxi sandwich, au milieu des invités, quand la maîtresse des lieux a fait irruption devant moi avec un magnifique sourire, le genre un peu carnivore, plein de dents étonnamment grandes et blanches. Elle m’a fait observer que je n’avais pas fini « son » sandwich. C’est idiot mais ce genre de remarque anodine avait le don de me mettre mal à l’aise – cadeau posthume de mon beau-père qui ne manquait jamais une occasion de me faire un reproche – pour avoir ensuite le plaisir de corriger mes écarts à coups de ceinture.

Sûrement frappé par la remarque mais sans vraiment le faire exprès, j’ai laissé tomber mon assiette par terre et le sandwich avec, sous le regard stupéfait de mon hôtesse. Je lui ai souri et je me suis empressé de me baisser pour tout ramasser mais alors, bêtement, je me suis cogné contre sa hanche et j’ai perdu l’équilibre. Mon genou cagneux est malencontreusement tombé sur l’assiette qui s’est brisée sous le choc.

Je me suis retrouvé dans l’herbe humide, à quatre pattes, avec juste devant mon nez ce maudit sandwich, toujours intact, toujours compact. L’assiette, elle, était maintenant divisée en trois morceaux, qui pourraient fort heureusement et sans aucun doute se recoller facilement. C’est ce que j’ai fait observer à la dame tout en me relevant, avec une expression tout aussi réjouie que niaise sur mon visage, les morceaux d’assiette cassée dans ma main droite et, dans la gauche, mon sandwich – maintenant agrémenté de quelques brins d’herbe.

Vampirella – sur le moment je ne me rappelais plus du prénom de mon hôtesse –  a secoué la tête d’un air désabusé, avant de partir à la recherche d’un autre convive à qui montrer ses dents. Je ne sais pourquoi, je me suis dit qu’elle allait chercher du sang frais. Du sang frais. C’est étonnant comme parfois un simple mot, une simple idée presque accidentelle peut changer votre perception des choses ou de votre environnement. Car tout à coup j’ai trouvé qu’autour de moi les visages des gens étaient tout à fait pâles, que beaucoup m’observaient avec insistance, que certains me regardaient même avec… appétit. J’ai levé les yeux vers le ciel, il était un peu nuageux mais clair – ce devait être la pleine lune.

Peut-être était-il temps que je m’éclipse discrètement. Je me suis donc dirigé vers la sortie, traversant courageusement les quelques mètres qui séparaient le jardin de la la grande baie vitrée de la demeure, par laquelle il fallait repasser pour sortir. Je suis passé par la salle à manger… la salle à manger avec ses chandeliers. J’ai pressé le pas en remarquant également au passage que dans le grand salon qui suivait, il n’y avait pas de miroir. J’ai fini par me retrouver dans le vestibule, étroit et sombre. Enfin arrivé à la porte d’entrée, j’ai vu que l’assiette et le sandwich ne m’avaient pas quitté. Je les tenais toujours dans es mains. J’ai voulu m’en débarrasser en les jetant dans le porte-parapluie de l’entrée mais des invités arrivaient. Tant pis, je suis sorti et j’ai glissé l’ensemble dans une des sacoches de mon fidèle vélo, qui m’attendait sagement le long de la grille.

J’avais quelques kilomètres à faire avant de rentrer chez moi, avec un faux plat sur presque 300 mètres, suivi de 2 kilomètres d’une montée sévère avant d’arriver au col et de redescendre. Le début heureusement était plat : j’ai pédalé à fond, pour mettre le plus de distance possible entre la maison de ses vampires assoiffés et ma petite personne. Au bout d’une dizaine de minutes, je me suis senti plus calme, le stress était retombé et je me suis mis à sourire : j’avais quand même une certaine  capacité à me raconter des histoires insensées. Des vampires ! Et puis quoi encore ! J’ai adopté une allure plus raisonnable, pour garder des forces avant l’ascension.

J’étais presque en haut du col quand j’ai entendu le moteur d’une voiture. Elle roulait à vive allure, comme si… Non, quand même, ça ne pouvait pas…. Je me suis retourné. La voiture n’allait pas tarder à me rattraper. J’ai vu une tête qui sortait de la fenêtre, côté passager – c’était elle ! Elle n’avait aucune raison de me courir après, aucune, à moins que.…Il fallait vite que je passe le col, vite avant qu’ils ne me rattrapent. Dans la descente, j’aurais peut-être une chance de leur échapper, j’aurais suffisamment d’avance pour prendre un sentier sur le côté de la route et me soustraire à leur regard. Je connaissais le coin – mais Vampirella aussi puisqu’après tout nous étions voisins ! Il ne fallait pas trop réfléchir, il fallait foncer, foncer, voilà, la descente était là, j’y étais ! Le premier virage n’était pas trop difficile, j’ai eu le temps de tourner la tête, la voiture n’était pas encore là. J’avais une chance d’atteindre le sentier, il devait être juste un peu plus loin. Il fallait que je le trouve avant qu’ils me voient tourner. J’ai pédalé encore plus fort pour prendre de la marge, mais le virage suivant était bien plus serré que le précédent, j’allais trop vite dans la descente, ma trajectoire n’était pas bonne, j’ai freiné comme j’ai pu mais c’était  trop tard. J’ai senti mon corps voler et soudain le choc : une douleur violente m’a traversé, coupé le souffle, et puis plus rien.

Quand j’ai rouvert les yeux, j’ai d’abord vu la pleine lune entre deux nuages. J’ai voulu me relever mais je ne pouvais pas bouger, juste un peu tourner la tête. Je me sentais bizarre, comme en suspension, tenu par un fil invisible.  Et c’est idiot mais la première chose que j’ai remarqué, c’était mon sandwich. Il était là, posé tranquillement, à quelques mètres sur ma droite, toujours en un seul morceau. Il avait dû tomber de ma sacoche. J’ai entendu des bruits de pas, et surtout la voix de Wanda –  oui tout à coup ça me revenait, elle s’appelait Wanda. Ça va ? ça va ? Vous êtes où ? Elle se rapprochait. Je voulais juste vous ramener votre portable, quelqu’un l’a trouvé dans le jardin. Vous avez dû le faire tomber. Vous savez quand vous avez perdu l’équilibre. Ça va, vous n’avez pas trop – oh, mon Dieu, non, non ! 

Elle me regardait comme si elle avait devant elle une vision d’effroi. J’ai baissé les yeux vers mon corps insensible pour tenter de comprendre. Et j’ai compris. J’étais empalé sur un piquet de clôture, j’étais empalé sur un pieu !  Et la dernière chose que j’ai pu voir avant de m’évanouir, c’est le visage de Wanda, sa bouche ouverte, ses lèvres rouges et ses grandes dents, ses dents d’une blancheur irréelle sous l’éclat de la lune.

Saxophone Obligatoire !

Saxophone obligatoire !  Au fil des ans, tout le monde s’était habitué aux lubies du président Borderas, mais celle-ci les dépassait toutes dans son incongruité. Le décret avait pourtant bien été publié et diffusé partout en bonne et due forme, par les canaux habituels et incontournables de la présidence. Bande passante sur tous les programmes de la BTV, messages sur les portables, affichage sur les panneaux publicitaires, nul n’était censé ignorer la nouvelle loi : saxophone obligatoire pour tous les sujets à partir de 10 ans.

Comme tous les décrets promulgués depuis le Grand Redressement, celui-ci restait exempt de toute explication ou justification. Le Président Borderas considérait que le peuple avait besoin de simplicité, qu’il fallait en finir une bonne fois pour toute avec la complexité administrative, l’intellectualisme fumeux et improductif d’une poignée d’imbéciles déconnectés de toute forme de réalité . « Des choses simples pour des gens simples » avait été un des slogans majeurs de la campagne électorale, qu’il avait finalement remportée avec l’aide de l’armée neuf ans auparavant. Et, de fait, il avait simplifié les institutions à l’extrême, supprimant le droit de vote puisqu’ à l’évidence personne ne votait plus vraiment, et dans la foulée se nommant Président à vie, car « dans un monde troublé ce pays avait surtout besoin de stabilité. »

Le décret Saxophone Obligatoire posait cependant quelques questions pratiques : quel saxophone choisir – ténor, alto, soprano, baryton ? Le Président avait-il une préférence ou dans sa grande mansuétude, faisant preuve d’un bel esprit de tolérance, laissait-il à chacun le loisir de choisir ?  Et pouvait-on continuer la guitare ou le piano,  jouer d’autres instruments, ou la pratique du saxo devait-elle être exclusive ?  Personne n’avait envie de mal interpréter la loi et se retrouver dans un CASBER – les fameux Centres Aérés de Simplification et de Bien-Être Retrouvé.

Il y avait aussi le problème du prix : celui d’un saxophone était particulièrement élevé. Mais la Banque Nationale Présidentielle offrait toujours dans ces cas-là des crédits à des conditions avantageuses. Certains disaient que le décret était surtout avantageux pour Borderas, depuis qu’il était devenu actionnaire majoritaire de la Société Selmer, la marque emblématique de saxophone. Mais il valait mieux le dire en sourdine.

Comme toujours, il fallut donc s’adapter à cette nouvelle loi et les gens se mirent à acheter des saxophones, et le plus souvent à se les faire livrer – la plupart des magasins de musique ayant disparu depuis longtemps. Cependant, après quelques jours, un sentiment d’inquiétude gagna ceux qui avait pris leur temps :  il n’y avait pas suffisamment de saxophones en stock pour que tout le monde puisse s’en procurer. Même d’occasion. Pour beaucoup c’était la panique, la peur de ne pas être en règle et de se faire contrôler. Il commençait à y avoir des trafics, des instruments se vendaient à des prix exorbitants. Accessoirement, se procurer des anches devenait aussi un problème, avec le phénomène de  « déroseautisation » des Cannes de Provence dont on se servait pour les fabriquer.

Les Conservatoires, comme tout ce qui était municipal, ayant été supprimés dans le cadre du PSPS – Programme de Simplification Pure et Simple – se posait aussi la question de l’apprentissage. Il y avait peu de professeurs de musique, encore moins de professeurs de saxophones. On vit donc se développer de nouvelles activités, professeurs Sibémolistes, Installeurs de Solfège au sol, tandis que proliféraient les Sax Shop et les Saxologues.  Qui n’étaient pas tous d’accord entre eux sur la méthode appropriée et fondaient leur propre école, la Getzienne, la Yougienne, la Parker Academy…

Les réseaux sociaux virent se multiplier des influenceurs spécialisés : quels vernis à ongle ou rouge à lèvres spécifique appliquer selon que l’on joue sur un ténor ou un alto, avec quel produit les lustrer,  quel goupillon les nettoyer. Stages de yoga et de maitrise du souffle, séances de kiné ou de massages Trapéziens, fabrication de colliers accroche-saxo artisanaux, c’est toute une économie qui soudain fleurissait dans le pays, prouvant au passage le caractère éminemment visionnaire de la Présidence Borderas. Le décret Saxophone Obligatoire, qui à sa publication pouvait laisser circonspect, finit donc par provoquer un concert de louanges.

Mais tous ne partageaient pas cet avis. Les tensions entre voisins devenaient de plus en nombreuses à mesure que les gens, pour l’immense majorité des débutants, s’essayaient à l’instrument. Les nerfs des uns et des autres étaient mis à rude épreuve. Et encore, s’il s’agissait d’un seul apprenti saxophoniste faisant ses gammes dans l’appartement d’à côté !  C’était parfois tout un immeuble, tout un quartier, qui jouait une cacophonie inachevée : elle se terminait en coups de balais au plafond, en insultes et menaces, ou même en pugilat. Au point que, après huit ans d’une docilité populaire que même les moutons pouvaient envier, la Présidence vit avec stupéfaction se développer un mouvement contestataire, le mouvement antisax.

Emiliano Borista en était le leader courageusement déclaré : pour la première fois depuis longtemps, un homme osait contester ouvertement une décision du Président. Tous ceux qui l’avaient fait après l’élection de Borderas avaient mystérieusement disparu. Avant de s’évanouir dans la nature, le plus souvent six pieds dessous, ils avaient ouvertement et honteusement qualifié l’élection du Président de coup d’état.  Borderas avait répondu fermement dans son discours d’auto-investiture : « ce n’est pas un coup d’état c’est un coup d’éclat, un coup d’éclat démocratique et populaire ! Et les anti-peuples n’ont pas leur place ici ! » L’armée s’était donc occupée de les envoyer ailleurs.

Dans un premier temps, les médias présidentiels ne parlèrent pas de Borista. Mais l’opposant commençant à gagner du terrain, une rumeur opportune laissa entendre que le leader antisax était un ancien trompettiste. Des photos de lui se mirent à inonder les réseaux de communication, suggérant même son côté multi-instrumentiste. On le voyait avec un trombone à coulisse, une trompinette,  un cor de chasse – mais jamais avec un saxophone. Les gens commençaient à être divisés à son sujet, mais le mouvement, initié au printemps n’était pas complètement discrédité à l’automne. L’hiver vint tristement mettre fin à l’histoire, Emiliano Borista décédant suite à une mauvaise chute de ski. Elle s’était certes déroulée sans témoin mais le fait était là, affreux, malheureux, absurde :  l’homme était mort transpercé par son propre bâton.

Le fait que la station de ski abrite une garnison de chasseurs alpins dirigée par le Colonel Oswald, descendant d’un célèbre tueur des années 60 et bras droit armé de Borderas, était de toute évidence purement fortuite. Toujours friand de bonne formule, le Président avait même déclaré à l’occasion de la mort du contestataire : « normalement les skieurs descendent les pistes, lui il était tellement contestataire qu’il s’est descendu lui-même sur une piste  ! »

Peu de temps après cette déclaration, il s’employa – si c’était encore nécessaire – à éteindre toute forme de protestation en fournissant généreusement et gratuitement à son peuple des sourdines de saxophone.

La bonne place

Je l’aime vraiment bien mon fauteuil, mon fauteuil en cuir noir. Il est assez imposant sans être trop lourd. Il a le cuir solide, encore brillant et fringant  malgré tout ce qu’il a pu endurer, les essais en magasin, les ébats occasionnels, les bières renversées, les enfants aventuriers, les nouvelles qui vous laissent sur le cul,  les consolations domestiques, les tristesses immobiles, le poids des années et celui croissant de son propriétaire.

Je dirais même qu’avec le temps, mon fauteuil s’est amélioré. Il est devenu plus accueillant, enveloppant, chaleureux même. J’aime de plus en plus m’y installer pour lire, et même rêvasser en fermant les yeux. Je vois des fleuves gris, une forêt imposante et vive, j’ai parfois l’impression de voler et d’effleurer la canopée, c’est merveilleux. Franchement, que peut-on demander de plus à un fauteuil ?

Le mien est tout simplement extraordinaire, à  tel point que je commence à le regarder différemment. Oui, il m’arrive de prendre une chaise et de m’asseoir face à lui, pour l’observer. Je sais, s’asseoir sur une chaise banale quand on a un fauteuil aussi remarquable pourrait passer pour une marque de snobisme. Personnellement, j’estime que c’est comme dans une relation amoureuse : il faut savoir prendre un peu de distance pour mieux voir, mieux apprécier l’être cher. Et ce que je perçois de mon fauteuil, assis sur ma chaise, me conforte dans cette idée. Je n’hésite pas à déplacer ma chaise, changer les angles de vue, et plus je l’observe plus je découvre ses aspérités, ses nuances. Qui me le font aimer encore plus.

Prendre un peu de recul ne m’empêche pas de finir par quitter ma chaise pour retrouver ses bras. Si je devais suivre l’orthodoxie du vocabulaire mobilier, je devrais dire ses accoudoirs, mais il faut bien parler de bras.  Car pour tout dire, à force de côtoyer mon fauteuil,  j’ai fini par aller bien au-delà des apparences, et voir ce que d’autres ne voient pas. Disons-le clairement, j’ai même compris récemment que mon fauteuil n’en était pas vraiment un. La vérité était là depuis des années, devant mes yeux – et en même temps, à ma décharge,  le plus souvent dans mon dos. Mais c’est aujourd’hui irréfutable, je peux l’affirmer sans hésitation : mon fauteuil est un gorille.

Cette révélation pourrait en effrayer plus d’un. Mais comme je l’ai déjà mentionné, nous nous pratiquons depuis longtemps mon fauteuil et moi; nous nous sommes en quelque sorte apprivoisés. C’est bien sûr un gorille assez particulier, mais son apparente immobilité ne me trompe plus. Car je sens bien que les fruits secs que je pose à sa portée sur ma table basse n’échappent pas à son regard. Et je peux sans aucun doute constater qu’il manque quelques raisins et abricots secs quand je reviens de la cuisine. Ou que la plante généreuse que j’ai à dessein approchée de lui a perdu quelques feuilles, quelques tiges même. Ce petit jeu nous plait bien à tous les deux je pense, il me rappelle les 1 2 3  soleil de mon enfance. J’ignore si les gorilles ont des jeux similaires, mais le mien a vite compris les règles. Il est vraiment très fort, très malin. Mieux : il est intelligent.

En tout cas, j’apprécie énormément cette nouvelle forme de complicité qui se crée entre nous. Et je me plais à penser que son influence sur moi est bénéfique. Mon fauteuil Gorille m’humanise, me sort de la forteresse de solitude où je m’étais enfermée par confort. Il me guérit peu à peu du goût certain que j’avais développé pour l’amertume. Grâce à lui,  je me sens plus attentif à tout ce qui vit autour de moi. Je souris à la pensée que mon fauteuil gorille remplace finalement à peu de frais le psychanalyste et le divan ! Dans ma famille, dans mon entourage, au travail, des gens me disent que j‘ai changé, certains me croient même amoureux. Je souris mais ne dis rien de la raison de ma métamorphose, elle doit rester secrète. Et que penseraient les gens s’ils me voyaient la nuit avec mon fauteuil, dans les bois où je l’emmène, afin qu’il se ressource un peu. Il faut dire que, dès que j’en ai l’opportunité, je prends l’ascenseur de l’immeuble pour descendre jusqu’au parking, et je l’installe à l’arrière de mon vieux break familial, pour une escapade nocturne. J’adore éprouver ce sentiment de transgression, qui dure tout le temps du trajet avec mon passager clandestin. Et je savoure chaque moment : la courte balade sur le sentier où je le pousse, sur une planche à roulette adaptée à sa taille, l’arrivée à la clairière, où je le pose et je m’assois, juste à côté de lui. Le temps de contempler la nature, d’écouter les oiseaux, le bruissement du vent dans les arbres.

L’air de la forêt lui fait du bien, et s’il reste dans l’ensemble assez taiseux, mon fauteuil s’autorise quelques confidences – sans que je lui ai demandé quoi que ce soit. Celle qui m’a le plus touchée, c’est la toute dernière : il m’a dit se sentir bien chez moi. Qu’il a enfin trouvé dans mon appartement un habitat lui permettant de vivre paisiblement. Chez moi, pas de menaces, pas de transformation brutale de l’environnement, des conditions de vie qui ne sont peut-être pas idéales mais sont finalement tout à fait acceptables. Il aimerait juste, à défaut d’insectes, avoir parfois un peu plus de fruits secs. Je ne sais pas si je dois voir un soupçon d’ironie dans cette dernière demande, mais je ne veux surtout pas essayer d’interpréter ses propos, de faire comme si je pouvais penser à la manière d’un gorille ou d’un fauteuil.  Car j’en suis persuadé maintenant : pour le bienfait de l’humanité toute entière, les hommes, comme les fauteuils, doivent savoir rester à leur place.

Mange Capitaine

Je suis pas méchant, je suis juste. D’ailleurs, pendant toutes mes premières années de travail, j’ai jamais eu de problème sur un bateau. Jamais avant d’être embauché sur le Gazper, un gazier hollandais. J’ai tout de suite senti que le commandant était quelqu’un de mauvais. Comment il nous traitait, comment il nous parlait, c’était pas possible. L’équipage était en majorité philippin, comme moi, il y avait aussi des ukrainiens deux lituaniens et un sénégalais. Les officiers, comme d’habitude, c’étaient des européens – ils ont des écoles chez eux pour ça, et l’argent aussi. Moi ça me pose pas de problème, tant qu’on nous respecte.  Mais le commandant du Gazper, il nous respectait pas, j’avais l’impression que pour lui on était de la seconde zone, des animaux, à peine dignes d’un regard. Et je dis ça vraiment, parce que quand il nous parlait c’était jamais dans les yeux, il nous aboyait des ordres comme un dresseur à une bête sauvage, il lui manquait juste le fouet.

La première semaine j’ai rien dit, je lui ai juste lancé des regards sombres et Salim m’a dit que je faisais peur avec cet air-là. C’est vrai que je suis plutôt grand et assez musclé, mais surtout on m’a souvent dit que j’ai des grands yeux, des grands yeux  avec beaucoup de blanc et que parfois j’ai l’air habité, comme un sorcier vaudou m’a dit Youssouf.

Youssouf, c’est lui qui m’a donné le surnom. On se retrouvait à table avec les autres matelots pour manger, et ce soir-là j’arrêtais pas de dire du mal du commandant. Surtout je comprenais pas pourquoi on faisait pas quelque chose, au moins parler aux autres officiers pour que ça change. Je savais bien que tout le monde avait peur pour son travail, qu’ils avaient tous des familles à nourrir, et qu’un mauvais rapport, un warning ou pire, ça pouvait empêcher de trouver un nouvel embarquement. J’étais révolté mais je voulais pas provoquer une grève ou une mutinerie à l’ancienne, non, juste qu’on dise « ça suffit  il y a des limites, il faut plus de respect, on n’est pas des chiens. » Pas des chiens de philippins, pas des chiens d’ukrainiens, des chiens de sénégalais, enfin quoi pas des chiens du tout, on est des hommes. On est des hommes comme le commandant, les officiers, tout le monde à bord, le bosco les mécaniciens, les matelots, tous, tous, on est tous des hommes.

Moi, quand je suis lancé, c’est difficile de m’arrêter. Je continuais de maudire le commandant même en mangeant et tout à coup Youssouf a dit en riant : « toi, tu es le Mange capitaine ! » J’ai pas compris ce que ça voulait dire car il l’a dit en français, mais il a traduit en anglais, et ça a bien fait rire les autres. Ils répétaient tous « Renaldo, le Mange-Capitaine, Renaldo le Mange-Capitaine ! »

Après ils ont plus arrêté de m’appeler comme ça, ils aimaient bien, ça devenait comme un jeu entre eux. Le problème c’est qu’un gazier a beau être énorme, c’est un petit monde, un monde fermé. Les cuves de gaz, heureusement ça reste bien étanche, mais le reste ça flotte et ça se répand, et tout finit par se savoir. Le surnom est arrivé à l’oreille des officiers et du commandant, il m’a convoqué. Bien sûr, il a fait ça à la passerelle, devant les autres officiers, pour me donner la leçon. Il avait toujours son regard fuyant quand il m’a dit que c’était inadmissible, que je créais un mauvais état d’esprit, qu’il allait me débarquer à Singapour, que j’allais prendre mon sac comme on dit. Et qu’il ferait en sorte que je remette plus jamais les pieds sur un bateau, pas seulement de la compagnie, mais de toutes les compagnies : il allait pas hésiter à passer le mot aux autres commandants qu’il connaissait, et je pouvais envisager d’aller trouver un travail de maquereau auprès des putains de Manille, je ne valais pas mieux, c’est tout je pouvais disposer.

Pendant tout son discours, j’ai posé sur lui mon regard sombre, et j’ai marqué un temps avant de quitter la passerelle, pour lui montrer qu’il m’impressionnait pas. Avant de partir j’ai murmuré, assez fort pour qu’il entende, « vous commandez aux hommes, mais vous commandez pas aux esprits, ils vous puniront un jour ». Je sais pas pourquoi j’ai dit ça, c’est juste sorti de moi, je voulais pas le menacer, juste lui dire qu’il était un mauvais homme; mais peut-être Youssouf avait raison, peut-être je devenais habité par quelque chose.

Le lendemain, le commandant a glissé d’une échelle, une mauvaise chute pendant qu’il inspectait les ballasts. Il s’est pas relevé. On l’a porté dans sa cabine, on a appelé des secours car il fallait l’évacuer mais on était loin des côtes, il est mort quelques heures après. Tout le monde s’est mis à me regarder avec un drôle d’air, mais quoi  j’y étais pour rien, absolument pour rien, je le jure. J’étais en train de graisser les winchs sur la plage de manœuvre avant, à l’autre bout de l’endroit où l’accident était arrivé. C’était juste un accident, un accident bête, le Second a même fait un rapport qui disait ça. Il a aussi tenu à venir me voir pour me dire que le commandant avait pas eu le temps de rédiger le warning contre moi, et que lui il le ferait pas non plus car il y avait aucune raison de le faire. Et il m’a mis la main sur l’épaule – sur le moment j’ai pas su si c’était par gentillesse ou bien parce qu’il avait peur de moi. Il voulait peut-être me montrer qu’il était un meilleur homme que le commandant, qu’il fallait pas lui jeter un sort, mais je jette pas de sort moi, jamais ! Et puis même si j’avais pu, je  l’aurais pas fait car je savais bien que le Second, c’était un homme juste.

Le soir à table, l’équipage ne disait rien mais on m’a regardé bizarrement. Chez certains je pouvais voir de l’admiration, ou comme des airs de dire que j’avais bien fait. Chez d’autres je sentais la distance. Certains de mes compatriotes étaient très religieux, ils commençaient peut-être à me croire possédé par le démon.

Trois mois après j’embarquais sur un autre navire, encore un gazier, et j’ai vu que ma réputation était faite. L’histoire avait circulé dans les ports, aussi sur les réseaux. A bord, il y avait même des anciens du Gazper. Les Ukrainiens souriaient en m’appelant Mange-Capitaine, comme si ça me donnait une sorte d’aura, de respect. Les Philippins, j’avais l’impression qu’ils m’évitaient un peu, toujours pour ces histoires de superstition je pense. Le commandant et les officiers semblaient indifférents, comme s’ils n’étaient pas au courant de l’histoire, mais je suis sûr qu’ils l’étaient. Nous avons navigué sans problème, on attendait souvent devant des ports où d’autres bateaux venaient s’approvisionner et pomper notre gaz liquide. Il n’y a pas eu de souci avec le commandant, quelqu’un de discret, très correct j’ai trouvé, surtout en comparaison avec celui du Gazper.

Et puis il y a eu l’histoire du Sirocco. C’était un vieux pétrolier qui battait pavillon maltais mais on a tout de suite senti que les choses étaient pas claires à bord. Sur notre destination déjà, on nous avait rien dit, et j’ai vite soupçonné qu’on devait peut-être aller charger du pétrole dans un pays à problème, un pays sous embargo.

Le commandant aussi, c’était pas net. Il était très âgé, et il avait une mauvaise réputation dans son sillage. On parlait de trafic de drogue, de prison, de mafia même. Car la mafia allait toujours là où il y avait de l’argent, et dans le pétrole, il y en avait à faire, surtout avec ces histoires de livraisons clandestines. On en a parlé avec l’équipage et ça nous inquiétait – enfin pour ceux qui en parlaient avec moi. Les autres, ceux qui restaient à l’écart, je me demandais s’ils n’étaient pas tout simplement des hommes du commandant.

On voulait surtout savoir dans quelle zone on allait naviguer, c’était normal. Dans certains endroits, cela pouvait être très dangereux. Avec les pirates, les tensions entre les pays du golfe, on pouvait risquer notre vie. Des hommes m’ont dit « Mange-Capitaine, tu t’occupes de ça ! » – comme si mon surnom me donnait des super pouvoirs, mais moi je voulais pas !  J’ai dit aux gars : « on va juste à plusieurs voir le commandant pour lui demander ». Comme ils se dégonflaient j’ai joué avec ma réputation et je leur ai fait exprès un peu peur en leur faisant mon regard sombre. « Ce serait vraiment bien qu’on aille le voir, ensemble … Oleg, Mano, Vidal, vous venez avec moi ». Nous sommes donc tous les quatre aller voir le commandant et il nous a donné des explications, mais c’étaient des mots qui fument : il attendait des ordres plus précis de la compagnie, il nous dirait dès qu’il saurait vraiment, il n’y avait pas de danger…on passerait bien au large de la Somalie mais de toute façon on serait escorté si besoin. Les autres ont dit ok mais moi je le sentais pas, je lui faisais pas confiance. Après, je pouvais rien faire, juste regretter d’avoir pris cet embarquement, mais j’avais pas eu trop le choix. Il fallait que je fasse avec ce commandant, en espérant que tout se passe bien. Au fond de moi, quand même, ça poussait le mauvais pressentiment, et c’était lourd, avec en plus les autres qui parlaient encore de ces histoires de piraterie, qui avaient peur de subir une attaque.

Je ne sais pas qui avait prononcé ce mot, attaque, mais c’est ce qui est arrivé. Pas du tout de là où l’on attendait, non !  Juste après avoir passé le canal de Suez, notre commandant est mort d’une crise cardiaque. Une attaque du cœur ! Et là bien sûr, on a pas pensé que le capitaine était un vieil homme, que la compagnie ou les commanditaires, ils avaient pas été très regardants sur sa santé. Que le vieux il avait déjà fait deux infarctus à terre, non ! On a pensé qu’à bord du Sirocco il y avait le Mange-Capitaine ! 

Ils m’ont débarqué quelques jours plus tard, en me donnant la totalité de ma paye, et je sais pas si le Sirocco a été prendre du pétrole en Iran, s’il a été arraisonné par des américains, ou s’il a stationné quelque part en attendant un ordre, non. Je suis rentré chez moi en me disant que plus jamais personne voudrait m’engager sur un bateau. Sauf que moi, marin, je savais faire que ça !

Heureusement, pour une fois, le destin a été bon avec moi. J’ai reçu un mail d’Irène, une drôle de fille, une française, elle était juste matelot quand je l’avais rencontrée, des années avant, et je l’aimais bien, elle m’apprenait des mots dans sa langue. Je me rappelais bourlinguer, bourlinguer, je l’aimais bien celui-là. Enfin on avait un peu bourlingué et sympathisé et on était restés en contact. On s’envoyait même toujours nos vœux à la nouvelle année. Des textos aussi, de temps en temps. Elle était devenue hôtesse pour Qatar Airways et elle m’a dit qu’ils cherchaient des stewards, qu’elle trouvait que j’avais le profil, elle avait écrit, pour me convaincre :  sans attache, aimant voyager, ayant l’expérience d’un équipage. Il y avait juste une formation et en tout cas je pouvais essayer, elle me recommanderait car elle avait pris du galon dans sa compagnie au fil des ans.

C’est grâce à elle que j’ai pu me reconvertir. Je suis Renaldo le steward maintenant, j’ai un bel uniforme. J’aime bien l’avion et je fais plus trop mon regard sombre, même aux passagers qui me parlent sur un ton que j’aime pas, c’est du passé tout ça, je laisse glisser, ça vaut pas la peine et puis bon un voyage ça dure quelques heures, pas des mois comme sur un bateau. Alors je fais mon travail, juste tranquillement, sans histoire. Plus de mange-capitaine. 

Par contre, aujourd’hui, le commandant de bord, j’aime pas du tout mais alors vraiment pas du tout comment il traite les hôtesses…