Le couteau suisse
Je pourrais peut-être commencer avec la pince à épiler. Je ne suis pas vraiment un spécialiste, mais on doit pouvoir apprendre vite –pas besoin d’une formation, qu’est-ce que vous en pensez ? Et puis c’est le genre d’accessoire qui peut supporter quelques maladresses de débutant. Je vais tirer un poil par ci, un poil par là… J’ai l’impression que ce serait plus efficace si je pince le poil et je le tire d’un coup sec. Mais pas trop, si je vais trop vite, je peux rater aussi, le poil va rester en place ou bien être à moitié arraché, ça peut-être inutilement douloureux. Vous me pardonnerez, encore une fois, je ne suis pas un professionnel. Mais je compte sur vous pour me dire assez vite ce que vous en pensez. Vous êtes doué pour faire des synthèses, vous n’aurez pas besoin de beaucoup de temps pour faire un bilan sur ma nouvelle compétence, si c’en est une ! En tout cas, plus je vous en parle et plus je suis convaincu que la pince, c’est vraiment l’idéal pour commencer, s’entrainer, approfondir, acquérir une bonne maitrise. Peut-être pas exceptionnelle, mais je suis sûr que vous éprouverez déjà beaucoup de satisfaction à voir mon investissement : comment je varie les techniques, les zones d’épilation. Je pense que je vais faire ça de façon progressive, des parties les moins sensibles aux parties les plus sensibles. C’est mieux, oui, c’est mieux pour tous les deux.
Alors sinon, après, je ferais bien les ciseaux. Ceux-là sont un peu petits, donc on ne pourra pas couper ou découper en grand, je ne suis même pas sûr de réussir à couper quoi que ce soit. Peut-être en persévérant. C’est du Suisse quand même, c’est du solide. Mais il faut accepter qu’on ne puisse faire que des entailles, pas vraiment de la découpe. Vous remarquerez : je fais avec le matériel disponible, mais je fais au mieux. Vous ne pourrez pas me reprendre sur ma bonne volonté. Comment ? C’est quoi ce regard ? Vous n’avez pas confiance en moi ? Vous avez des doutes, comme d’habitude, mais je vous rassure, oui, vraiment, ma détermination est entière. Je sais, vous l’avez assez répété, vous ne supportez pas que le personnel puisse faillir aux missions que vous lui donnez – même si parfois, soyez honnête, vous ne nous facilitez pas la tâche. C’est compliqué de vous faire plaisir. Mais là je sens que je vais y arriver.
Tenez, le tournevis maintenant. Là il faudra que j’ai l’esprit d’initiative – en plus je viens de découvrir qu’il y en a deux, un plat et un cruciforme… Franchement ça ne m’arrange pas. Qu’est-ce que je vais pouvoir en faire ? Si je n’y arrive pas je risque vraiment de vous décevoir, et je ne peux pas me le permettre. Donc les tournevis… La logique serait de visser dans les trous, c’est ce qui me semble le plus adapté. Ils ne sont pas bien longs, mais quelques tours devraient suffire. Après est-ce qu’il y a des trous plus adaptés au cruciforme et d’autres au tournevis plat ? C’est à voir, il faut que j’étudie la question.
Je sais, pardon, je parle, je parle beaucoup, un peu comme vous dans les réunions, quand vous nous faites vos briefings. On sait tous que c’est pour bien qu’on comprenne, que ça nous facilite la tâche – encore une, j’aimerais bien savoir pourquoi on appelle ça des tâches. Bon, enfin bref : vos briefs sont là pour bien nous motiver, n’est-ce pas ? Nous aider à passer à l’action, éventuellement à trouver du sens à ce qu’on fait. C’est absolument nécessaire, on a besoin de sens. Alors permettez qu’à mon tour, je vous éclaire, je vous motive, pour que vous compreniez. Si ça vous parait interminable, c’est sûrement que je pousse un peu loin l’hommage à votre management. Je vais abréger alors.
Avec le décapsuleur, là honnêtement je suis un peu perplexe – on est quand même au bout du truc. Pour ma mission, je ne lui vois aucune utilité. Ou alors ça me viendra plus tard, mais disons que c’est vraiment annexe, il faut savoir définir les priorités.
Voyons la suite. Ah, le couteau – enfin, disons une lame d’une taille honnête. Tout de suite c’est plus évident… mais encore une fois c’est un métier, manier un couteau. Bien sûr on a tous des bases. Là ce qui me vient à l’esprit, je ne sais pas pourquoi, c’est l’idée d’éplucher. Oui, je pourrais commencer par éplucher. Quand on y pense le premier qui a eu cette idée, c’était génial. Du détournement de fonction – vous diriez peut-être du dépassement de fonction. Mais voilà, avec un couteau normalement on pense à découper, à planter, et bien sûr je n’y manquerai pas – ce sera plus simple qu’avec les ciseaux d’ailleurs. Et peut-être une façon de finir le travail en beauté. Mais j’ai bien envie d’éplucher.
Quoi ? Arrêtez de me regarder comme ça ! C’est quoi, de la peur, de l’effarement, de la surprise ? Attendez ! C’est bien ce que vous me demandiez non, enfin ce que vous m’avez reproché au dernier entretien ? Vous savez bien, vous vous rappelez… de ne pas être assez multitâches. Avant d’évoquer comment vous dites, la fin de notre collaboration ? Collaboration ! C’est sûr que du labeur, vous m’en avez donné, plus qu’à mon tour, mais je n’ai pas toujours eu l’impression qu’on « labeure » ensemble… Plutôt que votre idée des ressources humaines, c’était toujours de nous demander d’avoir plus de ressources, d’en trouver des nouvelles, des insoupçonnées. Et j’avoue que parfois, je me suis étonné moi-même.
Mais franchement c’est là, maintenant que je me sens prêt à atteindre mon meilleur rendement, dans la pleine expression de mes moyens – des moyens que je n’aurais jamais imaginé avoir, des choses que je n’aurais jamais pensé pouvoir faire. Et c’est grâce à vous, vous m’avez poussé au bout de moi-même, et maintenant, vous allez pouvoir apprécier mon côté multitâche – et en plus, vous allez vraiment collaborer. On va faire ça ensemble, oui, ensemble !!! Et regardez, c’est merveilleux, je viens même d’avoir une idée pour le décapsuleur. Ça peut très bien marcher sur des dents ! Mais commençons par la pince.